Depuis 1968 et l’article de E. A. Judge paru dans l’Austrian Biblical Revue, les études pauliniennes sont entrées dans une nouvelle phase, avec la prise en compte de l’usage par Paul de la rhétorique gréco-romaine. Dans l’ère francophone et bien au-delà, Jean-Noël Aletti (s.j.) développa et promut cette méthode d’analyse des textes pauliniens. Son enseignement conduisit notamment à savoir reconnaître les thèses qui jalonnent les discours et à repérer, parfois malgré les contradictions apparentes, les éléments qui structurent le message de l’Apôtre.
Une thèse
Cette phrase peut concerner l’ensemble d’une lettre, par exemple Rm 1,16-17 ou un sous- ensemble de celle-ci : Rm 5,20-21 pour Rm 5–8. Comment la reconnaître? Elle est ramassée et incohactive. Elle n’est pas un résumé du message mais elle est isolable et se mémorise facilement. En revanche, elle laisse sur la faim ; elle a besoin de la démonstration qui va suivre. Ainsi Ep 1,22-23 qui affirme que l’Église est la plénitude du Christ a besoin de la lettre pour être élucidée, tout comme la lettre a besoin de ce verset qui ne cesse d’étonner.
Les commentateurs qui ont recours à cette méthode ont bien soin de mettre en évidence ces thèses et hypothèses qui jalonnent le dis- cours. Attention: dans un tel contexte, le mot«hypothèse» n’a pas le même sens, il signifie dans ce langage technique une thèse subordonnée, une sous-thèse démontrée par un ensemble restreint.
Pour l’analyse, un tel repérage est souvent une étape nécessaire qui contribue à clarifier le texte. Mais la méthode rhétorique ne s’arrête pas là; elle a bien plus à donner quand on lui permet de prendre en compte l’ensemble de la production du texte.
Le genre de discours
Dans l’Antiquité, trois espaces publics requerraient l’usage de la rhétorique : les procès, les assemblées publiques, les funérailles.
En ce qui concerne les procès, on peut dire que c’est là que naquit la rhétorique: défendre son héritage, sa terre face à celui qui veut la prendre. Elle est l’art de convaincre le juge; elle fait du langage une arme de combat ; rien de romantique ! Dans l’épistolaire paulinien, le bon exemple de ce genre de discours judiciaire est 2 Co 10–13 : Paul y défend son ministère. 2 Co 10 qui en constitue l’exorde emploie tous les poncifs dont parle Quintillien : incompétence du tribunal, inanité de la loi, etc.
L’autre lieu qui recourt au langage comme une arme est offert par les différentes assemblées qui font la vie publique de la cité, de l’État ou de l’empire. Il faut savoir prendre la parole et s’en servir pour convaincre le parti adverse et faire valoir sa position concernant les impôts à lever, ou non, la décision de partir à la guerre ou non, etc. Ce genre délibératif est typique de la lettre aux Galates: Paul veut que la communauté prenne la décision de la foi en Jésus Christ et pour cela il expose, il met sous les yeux des Galates, la croix du Christ devenue vaine si les œuvres de la loi procurent la justice (voir Ga 2,21 que l’on peut considérer comme la thèse de la lettre, mais cette position n’est pas partagée par tous).
Le troisième lieu du recours à la rhétorique, plus paisible celui-là, est celui des funérailles au cours desquelles on fait l’éloge du défunt et des vertus qui furent siennes. Cette forme élégiaque du discours peut se mélanger aux deux autres: par exemple, faire l’éloge de la bravoure dans un discours qui défend la thèse d’une déclaration de guerre. L’exemple le plus parfait de ce type de discours est 1 Co 13 : l’éloge de l’amour qui conformément aux canons de ce type de texte commence par montrer la nécessité de la vertu (1 Co 13, 1-3 : s’il me manque l’amour je ne suis rien) puis tente de la caractériser (1 Co 13, 4-7: quinze verbes synonymes du verbe « aimer ») et se termine par l’affirmation de la supériorité de cette vertu (1 Co 13,8-13 : l’amour ne passera jamais... Elle est la plus grande).
Quand Paul fit ses études à Tarse, comme tous les jeunes hommes citoyens romains, il eut à faire entre autres exercices des rédactions dont le sujet pouvait consister à faire l’éloge d’une vertu ou d’un général victorieux, etc.
Du point de vue de la méthode, cette étape invite le lecteur à prendre en compte l’ensemble de la lettre, non pas du seul point de vue argumentaire mais aussi du point de vue relationnel. Qu’est-ce que Paul attend de la communauté à laquelle il écrit? Quelle réaction de foi? Quelle décision veut-il lui voir prendre ?
Avec ces trois genres de discours, il y a une autre dimension qui passe sous les radars: la lettre d’amitiés dont la lettre aux Philippiens est un magnifique exemple. Aucune grille de lecture n’est parfaite !
La recherche des arguments
Toutes les lettres de Paul sont des écrits de circonstances. La prise en compte du genre de discours permet de restituer la relation qu’il vit et espère avec la communauté historique destina- taire de la lettre. Ainsi, ayant reçu des informations (1 Co 1,10, les gens de Chloé), une lettre (1 Co 7,1), une délégation (1 Co 16 et sûrement Ga) Paul élabore une réponse avec ses collaborateurs, ceux mentionnés au début de la lettre, le secrétaire (voir Tertius en Rm 16,22) mais aussi la fameuse délégation. La question qui se pose alors est : que dire à cette communauté pour l’encourager, lui faire prendre une décision, etc.? Quels arguments pour la convaincre? La figure d’Abraham (Ga3etRm4)? Le baptême(Rm6)?LesÉcritures? Faut-il revenir sur les faits (1 Th 2 et l’accueil de l’Évangile par les Thessaloniciens) ?
Isoler les arguments est donc un travail indispensable pour entrer dans la logique de la lettre. Parfois avoir reconnu la thèse constitue une aide précieuse, parfois leur repérage permettra de reconnaître la thèse, ou l’hypothèse. La méthode rhétorique n’est pas linéaire mais offre des allers et retours successifs. Elle permet, surtout à cette étape de l’analyse des arguments, d’entrer dans la signification du vocabulaire choisi mais aussi dans le choix lui-même de celui-ci.
La disposition des arguments
On réduit parfois la méthode rhétorique à cette étape, pourquoi pas ? Les manuels de l’époque, principalement Quintillien, sont précieux pour com- prendre que la narration convient au début d’une plaidoirie et qu’elle prépare ainsi à l’énoncé de la thèse mais dans le gendre délibératif la thèse doit venir avant : que l’on sache de quoi on parle ! Pour cela la nomenclature est précise et facile à utiliser : narration, péroraison, exorde, digression, etc. En français, le meilleur dictionnaire pour une définition précise de toute la taxinomie rhétorique est le Littré.
À noter que Paul est le champion de ce qu’on pourrait appeler la digression essentielle : c’est pour répondre à une objection que Paul expose sa catéchèse sur le baptême (voir Rm 6,1-14). Celle-ci permet à Paul de montrer que le péché est une force de mort qui ne peut donner la vie et de répondre à l’objection formulée au verset Rm 6,1 : vais-je pêcher pour faire surabonder la grâce ? Non! Le péché, force de mort, ne peut donner la vie ! Cette objection elle-même vient en réaction à la thèse formulée en Rm 5,21: là où le péché abonde, la grâce surabonde.
Les éléments proposés à la réflexion de la communauté sont mis dans l’ordre qui, espère l’auteur, va la convaincre: la disposition tente donc de rendre compte de la logique formelle du texte. Mais sans la description des arguments elle a tendance à faire sortir le texte du dialogue historique entretenu par Paul et les communautés de Corinthe, Philippe, etc.
Le style
Le choix du style est aussi une composante de la rhétorique, de l’art de convaincre. Quintillien enjoint son étudiant à ne pas faire d’effet de manches dans l’exorde de la plaidoirie: il ne convient pas d’y agresser le juge que l’on veut se concilier; en revanche la péroraison, pour emporter l’adhésion, se prête mieux à de grandes envolées, d’où la connotation négative de ce mot dans le langage contemporain. C’est dans le texte grec que le style s’analyse le mieux, mais parfois certains effets peuvent se voir dans une traduction.
Ainsi les théoriciens classent les figures de style en deux groupes :
– celles qui jouent sur les mots, ainsi les assonances, les allitérations, les épiphores, les anaphores, les polyptotes, les figures étymologiques... ;
– celles qui travaillent la pensée : synonymie, correction, oxymore, chiasme, parallélisme, métonymie, incise… Les figures énumérées ici ne sont qu’indicatives, il faut reconnaître à cette méthode l’inconvénient d’utiliser une quantité de vocables importante : il y a plus de 2 000 termes de rhétorique dans un dictionnaire de grec ou de latin !
Pour finir...
Une fois tous ces éléments en place, la mémorisation du discours et la préparation de l’élocution sont les dernières étapes de son élaboration. Elles n’ont guère d’incidence sur l’analyse des textes de Paul.
Cette présentation succincte de la méthode rhétorique veut surtout élargir la palette des instruments qu’elle met à disposition. Prise dans son intégralité, elle permet d’analyser, au moins partiellement, le discours en le remettant dans la démarche historique de sa production. Elle offre une série de questions à poser au texte pour que, à l’aide du dictionnaire, de la grammaire et de la concordance on puisse progressivement rendre compte de la démarche circonstanciée de l’auteur.
Les textes de Paul nous sont parvenus sous la forme de lettres. On aurait pu les conserver sous celle de propositions théoriques classées thématiquement: le Christ, l’Église, le baptême, etc. Les communautés chrétiennes nous les ont transmises sous forme de lettres, non sans un travail d’édition. Par ce choix, elles mettent les communautés de tous les temps dans le dialogue qu’elles entretinrent avec celui qui les fonda et les enracina dans le Christ. La méthode rhétorique n’a pas d’autre objet que de contribuer à faire du lecteur contemporain un acteur de ce dialogue.
Bibliographie
CICÉRON, De l’invention, texte établi et traduit par G. Achard, Paris, Les Belles Lettres, 1994. Q
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BACRY, Les Figures de style et autres procédés stylistiques, Paris, Belin, 1992.
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