La narrativité Sylvie DE VULPILLIÈRES

À la différence d’une démarche historico-critique, l’approche narrative n’étudie pas les étapes de la rédaction du texte car elle lit le texte dans son état final ; elle renonce à effectuer un travail historique, mais cela ne l’empêche pas de s’appuyer sur les résultats de cette recherche afin de ne pas commettre de contresens.

Lire un récit selon l’approche narrative consiste à analyser la façon dont le récit est construit, à étudier comment la narration articule des choix narratifs: qui raconte? Dans quel ordre? avec quel rythme? en vue de quoi? Voici quelques éléments de cette stratégie narrative et quelques questions à poser au texte1.

La clôture du récit

Où commence et où finit le récit ?
Il s’agit de cerner les limites de l’épisode selon les critères suivants: présence ou changements d’acteurs, de temps et/ou d’espace, de thématique. Cela permet de voir les différentes scènes, tableaux. Comment s’agencent ces scènes? En progression ou non ? Comment cet épisode narra- tif est-il inséré dans un plus vaste ensemble, dans une séquence narrative, dans le macro-récit ?

L’intrigue

Quelles en sont les étapes ? S’agit-il d’une intrigue de résolution ou de révélation ? De façon générale, les manuels décrivent le récit ponctué en cinq étapes: la situation initiale, la complication (appelée aussi élément perturbateur ou noeud), l’action transformatrice, le dénouement, la situation finale. Néanmoins, il est rare que les récits bibliques respectent ce format et il est intéressant de relever la place accordée à chacune de ces étapes ou de percevoir et de com- prendre l’absence d’une ou de plusieurs de ces étapes dans le déroulement narratif et la raison

Les personnages

Quels sont les êtres vivants ou les éléments qui participent au déroulement de l’intrigue ?

Qui est le protagoniste ou personnage principal ? Y en a-t-il plusieurs? Sont-ils hiérarchisés? Que font les autres personnages? Quels sont leurs rôles dans l’intrigue de situation, dans l’intrigue de révélation? Leur nom est-il mentionné, et pourquoi ? Sont-ils décrits (par la naissance, l’éducation, le physique, l’habit, le style de vie, etc.) ? Les personnages sont-ils collectifs ou individuels.

1 Nous renvoyons à la présentation de Sophie SCHLUM- BERGER dans le Bulletin d’information biblique n°62,(juin2004) qui nous a guidé dans la nôtre. Pour la définition des termes employés, voirJ.-N.ALETTI, M. GILBERT, J.-L. SKA etS. DE VULPILLIÈRES, Vocabulaire raisonné de l’exégèse biblique. Les mots, les approches, les auteurs, Paris, Cerf, 2005. Pour des manuels et des questionnaires utiles : J.-P. FOKKELMAN, Comment lire le récit biblique. Une introduction pratique, Bruxelles, Lessius, coll. « Le Livre et le Rouleau », 13, 2002 ; J.-N. ALETTI, Quand Luc raconte, Paris, Cerf, 1998, p. 279- 286; J.-N. ALETTI, «La construction du personnage Jésus dans les récits évangéliques. Le cas de Mc»,dansC.FOCANT et A. WÉNIN (dir.), Analyse narrative et Bible. Deuxième col- loque international du RRENAB, Louvainla- Neuve, avril 2004, Leuven, coll. « BETL » 191, 2005, p. 19-42.

La caractérisation
(la construction du personnage)

Qui la prend en charge ? La voix narrative (le narrateur) ou un ou plusieurs personnages du récit ?

Connaît-on les personnages par leur agir, par ce qu’ils disent ou ne veulent pas dire, par ce qu’en disent les autres ? Combien de traits sont-ils retenus ? Peu, ou beaucoup, allant tous dans le même sens? En rapport à un modèle biblique connu (dans la Genèse, les Prophètes, les Psaumes...)? En synkrisis (parallèle) avec d’autres personnages du passé et/ou du présent (ressemblances et différences) ?

Quel est le point de départ et d’arrivée de la caractérisation? La caractérisation est-elle unifiée ou diversifiée, changeante ou progressive? Va-t-on du moins clair au plus clair ou le contraire? À quel effet ?

La temporalité et le cadre

Comment le récit se déroule-t-il ? À quelle vitesse ?

Il s’agit d’évaluer le temps accordé par le récit aux faits et aux péripéties racontés. La scène est- elle racontée avec détails, ou à l’inverse en accéléré (un sommaire), ou est-elle passée sous silence (ellipse) ? Y a-t-il des « blancs » dans le récit ?

Dans quel ordre les événements sont-ils racontés ? Cet ordre correspond-il à la chronologie des événements? Le récit a-t-il recours à des analepses (retour dans le passé) ou à des prolepses (bonds dans le futur) ? Si oui, en quoi ces allusions au passé et au futur éclairent-elles l’épisode narratif? Quel est le type du récit ? Selon un mode répétitif, raconter le même événement plusieurs fois ; ou à l’inverse, raconter une seule fois un événement qui se renouvelle; ou plus fidèlement, raconter autant de fois que cela s’est passé? Pourquoi ces choix ? Quel est leur rôle narratif ?

Les modes narratifs,
la perspective, la focalisation, le cadre

Deux modes narratifs sont à repérer : diégétique (ou raconter, telling) et mimétique (ou montrer, showing). Dans le telling, c’est le narrateur qui se fait entendre du lecteur; avec le showing, une plus grande place est donnée aux paroles des personnages. La perspective peut passer par le narrateur ou bien par un ou plusieurs personnages.

La focalisation oriente le regard du lecteur. La foca- lisation zéro permet de transmettre des informations que n’ont pas les personnages du récit. La focalisation externe permet au lecteur de voir ce que voient les personnages. La focalisation interne fait accéder le lecteur à l’intériorité des personnages.

Le lecteur s’interroge aussi sur le cadre, le monde construit par le récit en notant les indications temporelles, spatiales, culturelles, sociales. Ont- elles une valeur factuelle ou symbolique ?

L’intertextualité, l’ouverture du texte à d’autres textes

Définie comme l’insertion de textes dans un autre texte, l’intertextualité va de la citation (forme littérale et explicite) à l’allusion (moins explicite) en passant par la reprise d’un modèle. Quelle est l’utilité narrative de ce rapprochement, de ce lien, de cette reprise ?

Le texte et son lecteur

Tout récit s’adresse à un lecteur et l’auteur compte sur sa stratégie narrative, en particulier grâce à l’emploi de l’intrigue de révélation pour faire entrer le lecteur dans son point de vue, ses valeurs. Quel est le point de vue qui se dégage du récit ? Quelle relation le lecteur a-t-il avec les personnages? Rejet, empathie, identification ? Quelle est la fonction narrative de l’épisode dans le macro-récit? Quelle est sa visée théologique