Jean ou l’Évangile du parfait
Au premier siècle, le parfait grec disparaît de l’usage courant. On le voit chez les évangélistes synoptiques qui l’utilisent bien peu : on dénombre à l’indicatif 47 occurrences chez Marc, 52 chez Matthieu et 60 chez Luc. Seul Jean reste très attaché à ce temps, l’employant 205 fois à l’indicatif ! Une telle profusion ne peut qu’interroger et surtout laisser perplexe un traducteur ou exégète peu averti des subtilités de sa valeur. Étudions donc comment ce temps est employé afin de cerner la force et l’efficacité de Jn, son expressivité.
Ce temps, subtil et riche, évoqué longuement par Chantraine, dans une étude qui fait date, se caractérisait souvent à l’origine par un radical à part, distinct du présent auquel il s’opposait. Ainsi Opôpa, « j’ai vu », comme dans la langue enfantine : « vu ! », à côté de horaô, « je suis en train de voir ». Il exprime d’abord un état, se distinguant du présent qui énonce une action en cours. Progressivement il indiquera le résultat présent d’une action passée. Les grammairiens grecs l’ont d’ailleurs appelé soit tetelesmenos, c’est-à-dire « accompli, mené à son terme », soit parakeimenos, « ce qui se trouve auprès de moi », à savoir ce qui est dans le présent.
Nous l’aurons compris, ce n’est pas un temps du récit, de la narration, mais un temps appartenant à l’univers du présent. Il ne faut donc surtout pas le traduire par un passé simple, en le confondant avec le parfait allemand ou le prétérit anglais. Le français n’a pas véritablement d’équivalent à part peut-être le passé composé, à condition de tenir ce dernier davantage pour un present perfect, comme dans l’expression « je suis tombé » ou « j’ai fini ». Ces deux verbes appartiennent au présent dans la mesure où l’on peut dire, « je suis tombé, aide-moi à me relever » ou « j’ai fini, je peux donc me reposer ».
Sa première valeur est donc d’exprimer un état présent, un état de l’esprit. Ainsi traduit-on par un présent le verbe oida, « je sais, je connais ». En 4.22, nous lisons par exemple, « Vous, vous adorez ce que vous ne connaissez pas ; nous, nous adorons ce que nous connaissons ». Une idée assez proche, quoique plus surprenante, se trouve avec le verbe crier, en 1.15 : « Jean témoigne à son sujet et s’écrie en disant (…) ». Jn est le seul à suivre cet usage hérité de l’indo-européen et à ne pas utiliser le présent, apparu tardivement. Le parfait kekragen en évoquant un état de l’esprit souligne ici avec énergie toute l’émotion de Jean. D’autres verbes sont couramment utilisés au parfait avec un sens purement présent : apothnêskô « mourir », notamment au participe, en 19.33 : « comme ils virent que Jésus était déjà mort (…) ». Un peu plus haut, au verset 19.26, nous voyons le participe parestôta du verbe paristêmi « se tenir auprès » : « Jésus, voyant sa mère ainsi que le disciple qu’il aimait, à côté de lui, dit à sa mère : Femme, voici ton fils. » Le même verbe histêmi est donné en 1.26 au parfait dans la plupart des manuscrits ou papyrus sous la forme hestêken. Seuls quelques témoins, dont le Vaticanus, donnent à lire un présent stêkei : « au milieu de vous se tient celui que vous ne connaissez pas ». Nous profitons de cet exemple pour montrer que le présent stêkei est une forme créée de toute pièce à partir du radical du parfait afin de contourner la conjugaison compliquée des verbes en -mi, et de suggérer plus explicitement le sens présent de cette phrase. Si les deux formes se traduisent de la même manière, nous pouvons néanmoins déceler plus de couleur dans le parfait.
La deuxième valeur fondamentale du parfait est celle de l’accompli du présent. Cette valeur est très proche de celle que nous venons d’évoquer, mais les verbes concernés par cet aspect sont des verbes transitifs. Ainsi le parfait montre que l’action qui porte sur un objet est achevée, et que seul importe son résultat dans le présent. L’exemple le plus emblématique apparaît dans les Synoptiques. Ainsi chez Luc, quand la femme hémorroïsse reconnaît avoir touché Jésus, ce dernier lui déclare (Lc 8. 48) : « ma fille, ta foi t’a sauvée ». Ce parfait n’indique pas une action consignée dans le passé, mais le salut présent de cette femme. Une transposition à la voix passive en français, dans ce genre de cas, est fort éclairante : nous ne dirons pas « tu as été sauvée », mais « tu es sauvée ». C’est le présent passif qui permet de mieux saisir la valeur résultative du parfait.
Maintenant que nous avons compris les deux emplois fondamentaux, nous pouvons analyser quelques phrases emblématiques et riches de sens tirées de Jn.
1. La célèbre formule de Pilate (19.22) « Ce que j’ai écrit, je l’ai écrit » qu’on pourrait traduire par « ce que j’ai écrit est écrit ». Le même verbe gegrapha répété au parfait suggère avec fermeté que l’action est révolue et ne peut être modifiée. L’aoriste aurait ramené l’attention sur le simple geste scripturaire inscrit dans un moment précis du passé. Expressif le parfait indique l’agacement de Pilate et sa volonté de s’en tenir à ce qu’il vient d’écrire.
2. Jn 1. 34 : « Et moi j’ai vu heôraka et je témoigne memarturêka que cet homme est le fils de Dieu. » Le verbe voir, couramment utilisé au parfait dans cet évangile, évoque une vision qui interpelle : j’ai vu, et c’est encore gravé dans mes yeux, dans ma mémoire ; je suis marqué par ce que j’ai vu. Le verbe témoigner, en revanche, semble moins évident. D’ailleurs les traductions modernes sont partagées pour le traduire entre le passé composé et le présent. Dans la TOB nous lisons « j’atteste », dans la BJ et sous la plume de sœur Jeanne d’Arc « je témoigne », alors que Crampon et Osty-Trinquet proposent respectivement : « j’ai rendu témoignage » et « j’ai témoigné ». Il semble toutefois que le présent rende davantage l’idée d’état acquis : je suis témoin, voici ce qui est mon témoignage. On appréciera en outre l’homéotéleute qui manifeste avec vivacité le rapport cause-conséquence qui unit les deux verbes.
3. Voici une autre phrase assez proche de celle-ci en 20.29 quand Jésus ressuscité s’adresse à Thomas en ces termes : « Parce que tu as vu heôrakas, tu as cru pepisteukas ». Thomas a ajouté foi, il est croyant. C’est comme un sceau dont il est marqué. Dans la suite de la phrase ce sont des participes aoristes qui sont employés : « heureux ceux qui n’ont pas vu et qui ont cru ». Les participes parfaits auraient été possibles, quoique moins logiques pour le verbe voir : on est moins touché quand on n’a pas vu. Le participe aoriste du verbe croire, en revanche, est appelé inchoatif dans la mesure où il indique l’entrée dans un nouvel état, à savoir « sont devenus croyants ». Ces deux mêmes verbes se retrouvent en 20.8, cette fois à l’aoriste, car ils relatent des événements passés : c’est l’aoriste qui est le plus approprié. Au contraire, au verset 20.29 le contexte est présent, ce sont les paroles directes de Jésus. Elles pèsent de tout leur poids sur l’esprit des auditeurs.
4. « Moi j’ai un témoignage plus grand que celui de Jean : les œuvres que mon père m’a données dedôken pour que je les accomplisse, les œuvres mêmes que j’exécute témoignent à mon sujet que le père m’a envoyé apestalken. » (5.36) Deux verbes ici sont au parfait, donner et envoyer. Ainsi nous comprenons que Jésus est envoyé : Il est là. Le parfait le rend présent. En ce qui concerne le verbe donner, le texte est incertain : plusieurs manuscrits, dont A, D et le texte majoritaire, proposent un aoriste, edôken. Une telle incertitude est fréquente pour ce verbe, vu la ressemblance morphologique entre les deux temps. Le parfait, donné par le Sinaïticus et le Vaticanus (B), et retenu par Nestlé-Aland 28, est assez conforme à l’usage de Jn. Ces œuvres Lui sont données. Elles engagent son présent et, disons plus, sa responsabilité. Nous retrouvons cette idée en 13.15 : « Je vous ai donné dedôka (P66, A, D, TM) un exemple pour que vous fassiez, vous aussi, comme j’ai fait pour vous. » Ici aussi le parfait, non retenu pourtant par NA28, nous engage à un choix, à une action, à un devoir. Tout est entre nos mains… C’est avec la même force et la même valeur que le verbe laleô, « parler, dire », s’emploie très fréquemment dans notre évangile. Un exemple suffira : quand Jésus s’adresse aux Juifs qui se référaient à Abraham (8.40), il leur dit : « Vous cherchez à me tuer, moi qui vous ai dit la vérité (…) ». La vérité résonne en eux. Le parfait manifeste avec force le décalage entre la parole entendue et l’action entreprise.
En conclusion, le foisonnement du parfait chez Jn, employé à l’indicatif uniquement dans le cadre de l’énonciation (le moment présent où les paroles sont exprimées), manifeste le choix de son auteur d’indiquer avec une vivacité recherchée l’état présent ou le résultat d’une action accomplie. Chargé en émotions, il est le temps de la présence manifestée de Jésus dans le monde, de la rencontre dont les témoins sont touchés, de la responsabilité qui leur incombe et qui les engage à l’action. Le lecteur, attentif à ces nuances, saura être saisi par ce qu’il lira, comme marqué d’un sceau, esphragismenos, selon le mot de l’Apocalypse, au participe parfait.
En encadré 1 :
Cette spécificité de Jn dans l’emploi du parfait a pu être expliquée par une proximité avec l’hébreu. Dans l’univers du Nouveau Testament, et le contexte de bi ou de trilinguisme, l’interpénétration entre le grec, l’hébreu et l’araméen est une réalité linguistique qu’il n’est pas toujours aisé de démêler. Il est remarquable néanmoins que dans Jn il y a une véritable logique dans l’emploi du parfait : logique grammaticale autant que stylistique. On peut juste être surpris d’un tel usage de ce temps à une époque où il s’éteint, remplacé progressivement par l’aoriste, ce qui constitue, nous pouvons l’imaginer, un appauvrissement du grec.
Encadré 2 :
Le lecteur pourra s’entraîner sur le passage de Jn 16.27-28 qui traite de l’amour du Père pour les hommes et des hommes pour Jésus. L’auteur oppose de manière très intéressante le parfait à l’aoriste ou au présent. « Le père lui-même vous aime, parce que vous m’aimez pephilêkate et que vous croyez pepisteukate que je suis venu d’auprès de Dieu : je suis venu d’auprès du Père et je suis là (venu) elêlutha dans le monde (…). »