L'importance des dictionnaires et des concordances dans l'exégèse biblique
Laurent Pinchard, Université Catholique de l'Ouest (Angers)
L'exégèse du Nouveau Testament est une discipline qui requiert une méthodologie rigoureuse pour comprendre pleinement le message des textes bibliques.
Parmi les outils essentiels mis à la disposition des exégètes, se trouvent les concordances et les dictionnaires. En indiquant les définitions avec des exemples d’usage et parfois l’étymologie, les dictionnaires mettent en lumière le sens originel des mots grecs utilisés dans les Écritures. Quant aux concordances, elles donnent facilement accès aux références bibliques et aident à déceler certaines caractéristiques sur lesquelles on peut fonder des éléments de la théologie des écrivains sacrés.
Dictionnaires
Le dictionnaire grec le plus répandu en France est le "Bailly", du nom de son auteur, Anatole Bailly. Connu sous le nom de "Dictionnaire grec-français" 1 , il est disponible sous grand format, mais existe aussi dans une version réduite ("Abrégé du dictionnaire grec-français"). Cet outil, principalement utilisé dans le contexte des études de grec classique, contient toutefois des références vétérotestamentaires et néotestamentaires.
Dans les études bibliques et patristiques, la référence est le BDAG, acronyme des initiales de ses auteurs et collaborateurs successifs (Bauer–Danker–Arndt–Gingrich). Il est rédigé en anglais, et son titre éloquent, "A Greek-English Lexicon of the New Testament and Other Early Christian Literature", 2 en fait une ressource plus adaptée aux études liées aux Écritures et à la littérature chrétienne. Rééditée à plusieurs reprises depuis 1957, cette version anglaise est issue d'une édition allemande de 1910 et représente actuellement la troisième édition, publiée en 2000.
Le dictionnaire de J. Thayer 3 , datant du 19 e siècle mais largement réédité depuis, offre une analyse grammaticale des formes irrégulières de chaque mot et en détaille les divers sens grâce à une large illustration de références bibliques choisies ; ce qui en fait un outil inestimable pour l'exégèse biblique. En voici un exemple, avec sa traduction en français, concernant le verbe boskô, « paître ».
ENCADRÉ (traduction du dictionnaire Thayer, s.v. boskô) : « boskô, tel qu'on le trouve dans les écrits grecs depuis Homère jusqu'à nos jours, signifie nourrir : Marc 5,14 ; Luc 15,15 ; suivi de arnia ou probata : Jean 21,15, 17 (dans un discours figuratif décrivant le devoir d'un enseignant chrétien de promouvoir de toutes les manières le bien-être spirituel des membres de l'Église) ; ho boskôn, le berger : Matthieu 8,33 ; Luc 8,34. Au passif et au moyen, le participe présent boskomenos (cf. Grammaire de Winer, sec. 38, note 2) employé à propos des troupeaux signifie paître, brouter : Matthieu 8,30 ; Marc 5,11 ; Luc 8,32. (dans la Septante pour R‘H). Synonymes boskein / poimainein : poimainein est un terme plus large, boskein un terme plus restreint ; le premier inclut la surveillance, le second désigne l'alimentation ; poimainein peut être rendu par "s'occuper de", boskein plus spécifiquement par "nourrir". Voir Trench, sec. xxv. ; Meyer sur Jean comme ci-dessus ; Schmidt, chapitre 200. »
Concordances
De l’utilisation des concordances
Dans l'exégèse anglo-saxonne, il est courant de faire référence à un numéro d'occurrence tiré de la "Strong's Exhaustive Concordance of the Bible" 4 , du nom de son auteur, James Strong. Elle répertorie chaque mot de la Bible, tant dans l'Ancien Testament que dans le Nouveau Testament, et a été composée vers la fin du 19 e siècle, à partir de la King James Version (KJV). Rappelons que la KJV diffère du Nestle-Aland, classiquement utilisé en grec, lequel est un texte éclectique principalement issu du texte alexandrin, tandis que la KJV se fonde sur le texte byzantin, ce qui entraîne parfois une divergence notable entre les deux éditions et peut fausser les occurrences.
Il existe quelques concordances en français (citées en bibliographie 5 ). Cependant, leur utilisation nécessite une approche critique, en raison du défi inhérent à la traduction des termes grecs vers le français. Car, de manière générale, le principal défi des concordances en langues vernaculaires réside dans la variabilité des traductions d'un même mot grec. Ce qui peut conduire à des interprétations erronées. Voici trois exemples illustrant les points où la vigilance est de rigueur quand on utilise une concordance française.
Concordance dans le cas de plusieurs traductions pour un même mot grec
Prenons par exemple la recherche du mot "enceinte" : la Traduction Œcuménique de la Bible (TOB) génère une liste d’occurrences incluant Luc 1,31 ("Voici que tu vas être enceinte"). En revanche, la Bible de Jérusalem (BJ), qui préfère l'expression "tu concevras dans ton sein", ne référence pas Luc 1,31. Ce cas met en lumière la variabilité des traductions pour un même terme grec (syllêpsê en gastri). Bien que les deux traductions expriment en effet la même idée, leurs différences lexicales peuvent entraîner une divergence dans les résultats des concordances. Une approche méthodique, intégrant la comparaison avec les textes originaux et d'autres traductions, est donc nécessaire pour garantir la fiabilité et l'exactitude des résultats. Pour cette raison, les concordances françaises sont souvent évitées, puisque l'exégèse se réalise dans la langue d'origine. Tant l'exemple précédent que celui qui suit mettent en lumière cette contrainte.
Concordance dans le cas où plusieurs mots grecs traduisent un même mot français
Dans Jn 21,15-17, Jésus pose à trois reprises la même question à Pierre : "Simon, fils de Jean, m'aimestu plus que ceux-ci ?" et Pierre répond à chaque fois : "Oui, Seigneur, tu sais que je t'aime." Cependant, une recherche sur le mot "aimer" ne révélera pas la subtilité des nuances présentées par les verbes grecs utilisés. En effet, dans ces versets, il y a une alternance entre les verbes grecs agapaô (exprimant un amour divin, inconditionnel) et phileô (exprimant un amour plus humain). L’emploi des verbes agapaô et phileô, par Jésus puis par Pierre, dans ces trois versets est significatif : agapaô - phileô (v.15), agapaô - phileô (v.16), phileô - phileô (v.17). Cette alternance suggère implicitement que Jésus, par deux fois, interroge Pierre au sujet d’un amour qui dépasse ses capacités, alors que, dans la troisième question, Jésus se met au niveau de Pierre en utilisant le même verbe que lui, donc en tenant compte de sa peine (elypêthê). Ainsi, l’analyse montre que le recours au mot "aimer" en français peut passer à côté de la richesse et de la profondeur théologique de ces échanges entre Jésus et Pierre, dans le texte grec de l'évangile de Jean.
Concordance dans le cas d’un mot grec polysémique
D'autres exemples de recherche d'occurrences permettent de comprendre la manière dont les concordances et les dictionnaires sont utilisés. Prenons l’exemple du verbe « donner » dans l’évangile de Jean. Alors qu’il est traditionnellement rendu en grec par didômi, Jean préfère souvent utiliser tithêmi qui signifie plutôt « mettre », « poser », voire « établir », selon le contexte (cf. Bailly, sens 1 et 4). Cette préférence contraste avec la traduction habituelle en langues vernaculaires, qui privilégie le terme « donner ». Ainsi, lorsque Jean mentionne "un tombeau neuf, dans lequel personne n'avait encore été mis (tetheimenos)" (Jn 19,41) ou lorsque les disciples "déposèrent (ethêkan) Jésus (Jn 19,42), le verbe utilisé est toujours tithêmi (Bailly, sens 1). Ce choix lexical est également manifeste lorsque Jésus déclare : "C'est moi qui vous ai choisis et vous ai établis (ethêka)" (Jn 15,16 ; Bailly, sens 1). Et c’est ce même verbe que Jean mettra dans la bouche de Pierre peu avant son reniement : "Je donnerai (thêsô) ma vie pour toi" (Jn 13,37) et dans celle de Jésus : "Nul n'a plus grand amour que celui-ci : donner (thê) sa vie pour ses amis" (Jn 15,13). Ces versets montrent l'usage cohérent que fait Jean du verbe tithêmi, dans des contextes où la traduction habituelle en français serait « donner », et où une recherche d’occurrences ne fournirait pas forcément le même résultat. Une étude approfondie doit prendre en compte le contexte historique et littéraire de l'évangile de Jean, ainsi que les implications théologiques de ces choix linguistiques : ce serait un point de départ judicieux pour tenter de comprendre la portée de cette divergence lexicale et ses implications dans l’herméneutique johannique.
Le problème des variantes dans le texte grec
De même, l’étude attentive des éléments de critique textuelle est d’une importance capitale dans la recherche du vocabulaire et de ses emplois bibliques. Prenons par exemple la péricope de la guérison du lépreux dans Mc 1,41. La Bible de Jérusalem (BJ) et la Traduction Œcuménique de la Bible (TOB) traduisent respectivement splagkhnisteheis par "ému de compassion" et "pris de pitié", deux variations autour du même terme grec. Il est plausible de penser que cette lecture est une variante secondaire, issue d'une forme originale présente dans un manuscrit grec et trois manuscrits vieux-latins (antérieurs à la Vulgate) où le terme utilisé est horgistheis, signifiant "pris de colère", notion clairement opposée mais cohérente avec le verset 43 où Jésus réprimande (embrimêsamenos) le lépreux. Or cette variante éclaire toute la péricope, en tant que réflexion plus profonde, dépassant le fait de la guérison incidente du lépreux, pour illustrer un plan théologique plus complexe exprimé par Marc.
Outils électroniques
Au tournant du 21 e siècle, les concordances et les dictionnaires "physiques" ont été remplacés en grande partie par des logiciels électroniques payants, tels que Accordance, Bible Study (Olive Tree), Logos ou BibleWorks (lequel est désormais arrêté mais des versions anciennes sont encore accessibles). Ils offrent la possibilité d'accéder à de multiples dictionnaires, ou de rechercher des occurrences en grec, hébreu, latin, par mot (ou lemme), groupe de mots, tournure, expression...
La consultation électronique offre une commodité appréciable en permettant un accès immédiat à la définition d'un mot via les dictionnaires anglais-grec précités ainsi que bien d’autres 6 . De plus, elle permet l'exploration des occurrences d'un mot dans son contexte grammatical, que ce soit par un double-clic pour les occurrences spécifiques ou par un clic droit pour accéder à son emploi contextuel, indépendamment de la grammaire.
Les concordances en ligne en accès libre
Les concordances en accès libre sur internet présentent une alternative pratique et gratuite, mais, contrairement aux formules payantes, les définitions sont souvent limitées au sens premier, sans offrir la richesse d'un dictionnaire. De plus, bien que les concordances soient facilement accessibles d'un simple clic, elles sont basées sur la concordance de Strong, qui repose sur l'anglais comme langue principale et utilise la King James Version (KJV) comme texte biblique de référence. Comme c'est souvent le cas avec les accès gratuits, on remarquera que seule, la version française de la Bible Louis Segond est disponible car elle est libre de droits, ce qui n’est pas le cas de la TOB ou de la BJ. Parmi les concordances en accès libre et en français, citons :
• L'Association Lueur, qui est affiliée au site chrétien (protestant, évangélique) Lueur, lancé en 2000 par l'Église Baptiste d'Angers (France). On peut accéder à leur outil de recherche biblique en ligne sur https://www.lueur.org/bible/chercher .
• La Bible en ligne d'Alain et Renée BRAUT, qui propose une page dédiée à la recherche de concordance en ligne : https://www.bibleenligne.com/recherche-de-concordance.html.
Site multilingue complet en libres d’accès On ne saurait omettre le site de Stepbible (www.stepbible.org), lequel propose une fonctionnalité de comparaison dans un large éventail de langues, y compris les langues bibliques et diverses versions de la Bible. Les occurrences et définitions sont facilement accessibles en survolant le mot avec la souris. Par exemple, en utilisant le lien h4ps://www.stepbible.org/?q=version=FreLSG|version=SBLG|version=VulgCC|version=Pesh| version=CopSahidica|reference=Ma4.1&opLons=VGNHU&display=COLUMN,
il est possible d'accéder aux colonnes du chapitre 1 de l'Évangile selon Matthieu en français, grec (Nestle-Aland), latin (vulgate), syriaque (peshitta) et copte (sahidique). Ce lien offre également la possibilité de personnaliser les requêtes parmi des centaines de langues, ce qui en fait une ressource précieuse pour les études bibliques comparatives. Un simple clic sur un mot grec offre un accès instantané à sa grammaire en contexte, au nombre d'occurrences avec les références associées, aux définitions du dictionnaire avec leur utilisation, ainsi qu'à l'accès au LSJ (Liddell-Scott-Jones) et à quelques exemples de son champ sémantique.
Sites des outils électroniques (dictionnaires, concordances, etc.)
Accordance h4ps://www.accordancebible.com/
Bible Study h4ps://www.olivetree.com/
Logos h4ps://www.logos.com/
ENCADRÉ Dans le Nouveau Testament, une occurrence réfère généralement à une instance spécifique d'un mot ou d'une phrase apparaissant dans le texte biblique. Il s'agit de l'occurrence individuelle d'un terme ou d'une expression particulière, distincte de toutes les autres occurrences du même terme ou de la même expression dans le Nouveau Testament. Chaque occurrence peut être analysée et interprétée dans son contexte spécifique, pour mieux comprendre son sens et sa signification dans le cadre global du passage biblique où elle apparaît.
Bibliographie
Dictionnaires
BAILLY, Anatole, Dictionnaire Grec-Français, Hachette, 2000.
BAUER, Walter, DANKER, Frederick W., ARNDT, William, et al., A Greek-English Lexicon of the New Testament and Other Early Christian Literature, Chicago, 3 e éd., University of Chicago Press,
2000. FRIBERG, Timothy, FRIBERG, Barbara, MILLER, Neva F. (éds.), Analytical Lexicon of the Greek New Testament, Victoria, Trafford Publishing, 2005.
LIDDELL, Henry George, SCOTT, Robert, JONES, Henry Stuart, A Greek-English Lexicon: With a Supplement 1968, Oxford, Rev. and augm. throughout, Oxford University Press, 1992.
THAYER, Joseph Henry, GRIMM, Carl Ludwig Wilibald, WILKE, Christian Gottlob, Thayer’s Greek-English Lexicon of the New Testament, Hendrickson Publishers, 1996.
Concordances
BOMPOIS, Claire, Concordance du Nouveau Testament, Paris, Mame, 1995.
COLLECTIF (éd.), Concordance de la Traduction œcuménique de la Bible, Paris ; Villiers-le-Bel, les Éd. du Cerf Société biblique française, 1993.
ODELAIN, Olivier, Concordance thématique du Nouveau Testament, Éd. du Cerf, 1989.
STRONG, James, The New Strong’s Expanded Exhaustive Concordance of the Bible, Nashville, Popular ed, Thomas Nelson, 2010.
1 Anatole BAILLY, Dictionnaire Grec Français, Hachette, 2000.
2 Walter BAUER, Frederick W. DANKER, William ARNDT, et al., A Greek-English Lexicon of the New Testament and Other Early Christian Literature, 3rd ed, Chicago, University of Chicago Press, 2000.
3 Joseph Henry THAYER, Carl Ludwig Wilibald GRIMM, Christian Gottlob WILKE, Thayer’s Greek-English Lexicon of the New Testament, Hendrickson Publishers, 1996.
4 James STRONG, The New Strong’s Concordance of the Bible, Popular ed, Nashville, Nelson, 2010.
5 Claire BOMPOIS, Concordance du Nouveau Testament, Paris, Mame, 1995 ; COLLECTIF (éd.), Concordance de la Traduction œcuménique de la Bible, Paris ; Villiers-le-Bel, les Éd. du Cerf Société biblique française, 1993 ; Olivier ODELAIN, Concordance thématique du Nouveau Testament, Paris, le Cerf, 1989.
6 On citera : Henry George LIDDELL, Robert SCOTT, Henry Stuart JONES, A Greek-English Lexicon: With a Supplement 1968, Rev. and augm. throughout, Oxford, Oxford University Press, 1992. Timothy FRIBERG, Barbara FRIBERG, Neva F. MILLER (éds.), Analytical Lexicon of the Greek New Testament, Victoria, Trafford Publishing, 2005.