Comment tuer Jésus ?

Philippe LEFEBVRE, op, 2021.  Abus, violences et emprises dans la Bible. Éditions du Cerf, Paris.

Il est difficile de faire le résumé de ce livre qui propose un parcours dans la Bible, une initiation, pour y explorer des dimensions trop souvent inaperçues. Cette aventure permet de jauger la gravité de ce que le rapport de la CIASE décrit, même si ce livre fut écrit avant sa publication.
« La Parole biblique qui, depuis le commencement, met en garde contre tout désir de mainmise, contre tout pouvoir abusif, contre tout assujettissement des personnes et de la création » (p. 17), la parole biblique nous met toujours devant le secret du commencement, elle nous lit comme Jésus savait lire la présence de ceux qui étaient à ses côtés (cf. p. 29 et p. 31). Ainsi il est bon d’avoir en tête ce que dit l’auteur en conclusion au sujet de la nature même des Écritures : « Le texte biblique n’est pas un énoncé, extérieur à nous, dont nous pourrions tirer des « maximes » toutes faites pour notre action ; il est une Parole vivante qui rejoint la vie du lecteur. Et cela change tout. Pour les affaires d’abus et la manière dont on va en parler, en reste-t-on à l’énoncé, dans son glacis extérieur, tant en matière de lecture de la Bible, que d’écoute des victimes, de prise de parole pour comprendre et agir ? Ou bien est-on dans le mouvement de l’énonciation qui permet de comprendre en profondeur et d’être rejoint par la parole ? » (p. 224).

Le titre du livre nous plonge dès le début dans le scandale de la passion de Jésus. Son titre (Comment tuer Jésus ?) est une citation de la passion selon Saint-Marc (Mc 14, 1) : les théologiens et responsables vivent leurs Pâques en cherchant comment tuer Jésus (cf. p. 19). Ainsi, ce travail de Philippe LEFEBVRE est avant tout un témoignage de foi, de foi au Christ incarné, identifié aux pauvres de ce monde : « C’est là que je vois le lieu des bafoués, des agressés, des violentés : dans ce corps du Christ qui accueille ceux et celles qui lui ressemblent. Le mouvement que Jean-Baptiste nous montre, le mouvement qui laisse voir dans le corps du Christ tant de ses prédécesseurs, ce mouvement est aussi celui des victimes à qui tout asile a été refusé… Son corps définitivement vivant est aussi vivifiant pour tous ceux qui demeurent en lui » (p. 42). « Dans l’enfant soit respecté, soit bafoué, c’est le messie, ni plus ni moins, qu’on reçoit ou qu’on traîne à la croix. Telle est la logique que l’Évangile fonde et déploie » (p. 112).

Pour tuer Jésus il a donc fallu un complot, un système, une mécanique qui eut pour premier effet de faire fuir les disciples de la présence de leurs maîtres (p. 22). L’ensemble de ce livre nous rappelle que le cléricalisme est un système et nous fait voir comment l’Écriture le met au jour.

La logique de ce système et celle de l’abus. Qu’est-ce qu’un abus ? Une définition simple est proposée : « L’abus, c’est tout ce qui se passe quand les êtres ne sont pas dans la vie reçue et déployée, quand ils ne s’enracinent pas dans cet Autre qui leur parle (qu’ils le connaissent explicitement ou pas), quand ils ne portent pas des fruits qui peuvent aider d’autres personnes à vivre » (p. 57).

On retrouve dans ce livre les abus de conscience et les abus de pouvoir dont le pape François dit dans la lettre au peuple de Dieu (20 août 2018) qu’ils sont le terreau qui rend possible les abus sexuels. « Pour maintenir un pouvoir sur les consciences, pour asseoir la prééminence de leur groupe, certains dignitaires religieux ne donnent pas accès à la Parole de Dieu, à son étude, à la discussion qui en découle ; ils préfèrent s’enfermer dans leur caste et imposer de lourdes obligations aux autres au nom de Dieu et de la Tradition » (p. 194). Pourtant, la spécificité de notre ouvrage est de nous proposer et d’insister sur un autre type d’abus : des abus de langage. À cet égard, le titre du chapitre quatorzième est particulièrement éloquent : les abus de langage sont des abus.

De ces abus, les moqueurs et les railleurs, souvent nommés dans la Bible, sont friands. Leur parole semble être une non-parole. Qui ne livre ni ne délivre et qui donc abuse déjà de la présence de l’autre : « Ne pas se présenter, c’est une manière de n’être pas vraiment présent » (p. 58 au sujet du serpent de la Gn 3). Plus encore, par une analyse minutieuse du récit du meurtre d’Abel par son frère Caïn (en comparant les textes hébreu et grec), Philippe LEFEBVRE dévoile cette réciprocité entre fratricide et abus de langage : « la parole prononcée par Caïn n’est pas vraiment une parole (donc on ne la transmet pas dans le texte) puisqu’elle mène à la mort » (p. 62).

Parler, c’est faire vivre ou tuer ! « Dans la notion d’abus doit figurer les usages dévoyés de la parole – qu’elle soit agressive, trompeuse, méprisante, disqualifiante… » (p. 173). « C’est pourquoi la Bible comme Parole de Dieu dénonce en permanence chez les humains les propos mensongers, les réflexions qui discréditent, les mutismes assassins. Elle montre les mécanismes des discours pervers, se moque de certains beaux parleurs et fait en revanche entendre la parole des sans-voix. Elle nous apprend qu’une parole est fondatrice ou, quand elle est dévoyée, destructrice. En matière d’abus, la parole est à la racine de tout » (pp. 170-172).

Mais la Bible quant à elle nous offre un langage garanti sans édulcorant et « même si les traductions liturgiques enlèvent quelques versets jugés trop dérangeants, même si certaines formules y sont édulcorées, le tableau, selon les psaumes, de ceux qui rôdent dans les sociétés à la recherche de gibier humain, s’impose dans son réalisme féroce, bestial » (p. 68). Par ce langage sans détour, la parole nous met en état de veille : « Il est bon d’être sans cesse en éveil, d’apprendre à écouter. C’est selon moi un des sens de l’injonction répétée de Jésus : « Veillez ! » Veillez à ne pas bafouer le Verbe, veillez à ce que les mots des opprimés soient entendus, veillez à ce que vos paroles ne servent pas à baratiner, mais qu’elles énoncent et dénoncent ce qui doit l’être » (p. 178). On ne peut que s’émerveiller de la précision d’analyse que cet état de veille produit chez Philippe LEFEBVRE : « Prononcer à l’envi ces « titres » – « Père », « Mère » ou d’autres – revient, dans certains cas, à s’investir soi-même de leur autorité et, peu à peu, à faire de ceux qu’ils désignent – et qui sont parfois décédés – des sortes de présences tutélaires – mais il faut entendre ce dernier mot dans une acception inquiétante : des présences qui vous mettent définitivement sous tutelle » (p. 179). Cette vigilance est acte d’espérance : « Sortir de l’abus dans lequel on a été maintenu par un groupe sans scrupule est toujours une victoire sur les puissances des ténèbres et sur la mort » (p. 137).

Philippe LEFEBVRE propose à nouveau comme il le fit dans un précédent ouvrage  une méditation sur cette scène de viol horrible racontée dans le livre des juges (Jg 19). Dans cette méditation, tout y est : le mépris pour les femmes, le détournement de sa propre vocation, la mise à l’écart de Dieu à son propre avantage, le mépris de la chair. Les livres de Samuel qui suivent cet épisode nous montrent que : « La capitale du messie est le lieu de la femme violée, humiliée, mise à mort. Le messie est-il appelé à revenir sur les lieux du crime ? Il semble bien. Il y aurait à ce propos beaucoup à penser : le messie est envoyé pour habiter les lieux de souffrance et de mort et les habiter avec Dieu »  (p. 156). Avec subtilité Philippe LEFEBVRE est capable de faire raisonner ces pages bibliques avec les scènes du Nouveau Testament qui nous montre la présence du messie souvent cette humanité bafouée : « Une fois de plus, le corps du Christ est au cœur du pire ; sa chair est l’asile, comme nous l’avons longuement dit, de ceux qui n’ont plus de lieu, plus de corps, plus de nom » (p. 162).

En méditant l’histoire de David, en contrepoint avec les fantasmes de virilité qui agitent les abuseurs Philippe LEFEVRE écrit : « Un homme authentique n’est jamais celui que l’on croit ! Les critères qui le font reconnaître ne relèvent point de standards masculins. Est un homme celui qui reçoit sa vie de Dieu comme d’un Père, qui a le souci de ce qui lui est confié, qui n’hésite pas à s’avancer au combat pour le bien de son peuple » (p. 121).

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