Qui n’a en mémoire les polyphonies de Luis de Victoria, Palestrina ou Monteverdi sur ces mots du Cantique des cantiques selon le latin de la Vulgate ?
Qui n’a en mémoire les polyphonies de Luis de Victoria, Palestrina ou Monteverdi sur ces mots du Cantique des cantiques selon le latin de la Vulgate (Ct 1,5) ? La jeune fille s’y décrit : « Noire je suis et belle, filles de Jérusalem, comme les tentes de Qédar, comme les tentures de Salomon » (TOB 2010).
Un mot à mot de l’hébreu donne ceci : « Noire moi et jolie… » Florilèges de traductions françaises : « Je suis noire mais je suis belle… » (Port-Royal 1693 ; Segond 1910 ; Bible pastorale 1997) « Je suis noire et pourtant belle… » (BJ 1956, 1973, 1998), « Je suis noire mais charmante… » (Osty 1973), « Je suis noire, moi, mais jolie… » (TOB 1975, 1988), « J’ai beau avoir le teint bronzé, je suis jolie… » (Bible en français courant 1982, 1997).
En hébreu, il n’est sans doute question que de l’effet du travail au soleil. Une note de la Bible en ses Traditions résume celles de bien des commentateurs : « En fait, très hâlée. Le v. 6 indique que la femme n’est pas noire de peau, mais seulement très basanée », (p. 118). « Noire » décrirait le teint, non la couleur de la peau.
Certaines notes essayent de cerner le milieu source, soit par le contexte littéraire, ainsi Osty 1973 : « “noire”, teint peu apprécié, symbole de souffrance et de décrépitude (Jb 30,30 ; Lm 4,8), alors que le teint “vermeil” (5,10) ou “blanc” (Lm 4,7) est signe de santé et de bonheur » ; soit par le contexte historique : « le teint basané (v. 6) devait être celui de l’épouse égyptienne du Salomon historique ; ici, c’est celui d’une fille hâlée par les travaux des champs et qui se compare aux tentes bédouines tissées avec du poil de chèvre. Les anciens poètes arabes opposent le teint clair des filles de bonne naissance (ici, les filles de Jérusalem) à celui des esclaves et des servantes occupées aux travaux extérieurs » (BJ 1998).
« Noire mais… » : le waw hébreu peut être adversatif (l’est-il ici ?), ce que traduit le sed latin, ainsi que le mais ou le pourtant français ou encore la construction J’ai beau avoir…
« Noire mais… » : aujourd’hui, quoi qu’il en soit des intentions des traducteurs, cette construction semble déprécier les femmes à la peau noire. Sans doute la jeune fille du Cantique ne l’est-elle pas (cependant des légendes l’identifient à la reine de Saba de 1 R 10 [et Saba est placé en Éthiopie], laquelle reine aurait été aimée de Salomon, lequel aurait composé le Cantique !), mais c’est ainsi que l’expression a été comprise, dévalorisant du même coup les Africaines.
Léopold Sedar Senghor, chantre de la négritude, retourne à l’hébreu : « Je suis noire et belle » (1986), ce qui n’est pas loin du littéral « Noire je suis et belle à voir… » d’Henri Meschonnic (1970) ou du littéraire « Je suis noire et magnifique » de la Bible Bayard (2001). Déjà la Septante n’avait qu’un simple kai (« et ») et non pas alla (« mais »)…
La TOB 2010 a donc corrigé la TOB 1975. Elle a aussi modifié la note en conséquence : « L’assertion rhétorique en tête de phrase ainsi que le contexte symbolique et culturel favorise plutôt l’affirmation d’une beauté noire. » On l’a vu, c’est loin d’être assuré. En tout cas, le milieu cible se veut nettement post-colonial.
D. Autié, auquel nous devons une partie de cette note, propose simplement : « Je suis noire. Je suis belle ». Plus de copule. Pour aller vite, dit-il, (langage du cyberespace et « syntaxe mondialiste ») et à l’essentiel : autre milieu cible ?
Voir Dominique Autié, « La patine du monde. Un écrivain éveille le texte », dans J. Nieuviarts et P. Debergé (éd.), Les Nouvelles Voies de l’exégèse. En lisant le Cantique des cantiques, XIXe Congrès de l’ACFEB, Toulouse, sept. 2001, « Lectio Divina » n° 190, Le Cerf, Paris, 2002, p. 223-228.
© Jacques Nieuviarts et Gérard Billon, SBEV / Éd. du Cerf, Cahier Évangile n° 157 (septembre 2011), "Traduire la Bible en français", p. 40.