Le 24e Congrès des biblistes francophones

À Toulouse, du 29 août du 1er septembre 2011, s’est tenu le 24e Congrès des biblistes francophones à l’invitation de l’ACFEB (Association catholique française pour l’étude de la Bible). Ce congrès, préparé par les Facultés de théologie de Toulouse (catholique) et de Montpellier (protestante), portait sur la place de la Bible dans les quatre disciplines que sont l’exégèse, la théologie biblique, la théologie systématique et la pastorale. Au terme des conférences et débats – qui seront publiés au plus tôt à la fin de l’année 2012 –, le professeur Élian Cuvillier a tiré quelques conclusions. Nous le remercions de nous les partager ici.

 Une des originalités de ce congrès – et donc sans doute son enjeu principal – était de s’inscrire dans une double démarche. D’une part, penser la pratique de l’exégète et du théologien en articulation l’une avec l’autre ; d’autre part, mettre en œuvre cette articulation sur deux thèmes imposés, à savoir « création » et « rétribution ». D’un côté, une réflexion sur la nature même de l’exégèse comme discipline théologique – quelque chose qui a à voir avec l’épistémologie ; de l’autre, la pratique elle-même de l’exégèse dans l’espace de la théologie et, singulièrement, en dialogue avec la théologie morale (en langage catholique) ou systématique (en langage protestant). 

De façon très subjective, j’aimerais partager avec vous une conviction qui est née de l’écoute de l’ensemble des interventions. C’est la conviction que nous vivons depuis une vingtaine d’années un moment historique qui questionne profondément les exégètes théologiens que nous sommes. J’ai bien dit les « exégètes théologiens » parce que, à la suite de la forte affirmation de Pierre Gibert (Centre Sèvres, Paris), et de beaucoup d’autres après lui, dans l’espace de la foi chrétienne – et donc de la théologie qui en est sa traduction scientifique et critique –, l’exégète est ou devrait être un théologien. Or, justement, ce « moment » que nous vivons se caractérise par la marginalisation de l’exégèse comme discipline théologique.


La marginalisation de l’exégèse

Elle se manifeste de deux manières :

- D’un côté, au sein des facultés de théologie, les exégètes n’occupent plus autant le devant de la scène que par le passé (pensons ici à Rudolf Bultmann et Ernst Käsemann, ou encore à la place que l’exégèse et les exégètes avaient en France, dans les années 1970-1980, au sein des facultés de théologie). Ce sont les moralistes qui ont pris l’ascendant.
- De l’autre (je pense ici à ce qui se passe en Suisse romande ou aux États-Unis dans les départements de sciences religieuses), beaucoup d’exégètes (au sens de « technicien du texte biblique ») ne veulent plus rien avoir à faire avec la théologie : ils ne sont plus théologiens. Souvent, ils n’en ont d’ailleurs plus la formation de base.

D’un côté, le risque est évidemment une instrumentalisation de l’exégèse critique au service du dogme qui n’est ainsi plus interrogé par l’histoire ; l’on peut alors assister à un repli identitaire et, pour tout dire, précritique. De l’autre, à terme plus ou moins long, la disparition pure et simple de l’éclairage théologique se paye d’un retour en arrière épistémologique : l’illusion d’une « objectivité » de la seule exégèse non théologique. 

Dans les deux cas, l’exégèse n’est alors plus l’exégèse critique : dans le premier, parce que l’exégèse ne favorise plus ce moment de la distanciation lié à une méthode qui est libre des a priori du dogme, et qui donc fonctionne comme une instance critique pour l’Église ; dans le second cas, parce que l’exégète ne prend plus la hauteur de vue que lui offrait l’éclairage théologique sur le texte biblique – texte théologique s’il en est ! –, éclairage qui est aussi une forme d’interrogation de la méthode exégétique elle-même. 

Or, historiquement, comme l’a fort bien rappelé P. Gibert, l’approche critique de la Bible n’est pas d’abord le fait de rationalistes antireligieux mais bien de catholiques et de protestants convaincus. Les noms de Richard Simon (1638-1712) et de Jean Astruc (1684-1776) sont ici à mentionner. C’est en particulier le refus de cette démarche par le Magistère (voir par exemple l’attitude de Bossuet vis-à-vis de Simon) qui empêcha le développement des études critiques en France. Mais ces premiers exégètes critiques sont des théologiens (n’oublions pas que Richard Simon déploie aussi ses hypothèses sur les contradictions de la Bible pour montrer les insuffisances du Sola Scriptura des protestants). De son côté, Pierre Bühler (Université de Zurich) a confirmé cet enracinement théologique de l’exégèse critique en rappelant que R. Bultmann était un théologien, qui plus est profondément enraciné dans sa tradition luthérienne (ce que l’on ne ressent pas forcément si l’on s’en tient à la seule Histoire de la tradition synoptique, mais qu’un certain Benoît XVI a parfaitement compris, lui qui, dans le second tome de son Jésus de Nazareth, fait de Bultmann son principal interlocuteur sur les récits de Résurrection[1]).

Le discours biblique sur la création

L’exemple du thème de la création dans l’A.T. est une claire illustration des enjeux d’une exégèse qui assume son inscription dans l’espace de la théologie. André Wénin (Faculté de théologie catholique de Louvain) a clairement montré que le discours sur la création dans l’A.T. est un discours pluriel. Il n’y a pas de savoir sur la création « en soi », sur le « comment » objectivé de la création, en somme pas de théologie de la création comme chapitre d’une théologie de l’A.T. Le discours (pluriel) sur la création est utilisé comme argument. Chez Job, dans les Proverbes, dans les Psaumes il en va de même (et parfois ces discours entrent en tension les uns contre les autres).

L’exégèse critique « balise » ici le discours théologique. Elle indique, par exemple, comment s’élaborent les discours sur la création dans l’A.T. et questionne ainsi toutes les élaborations qui se voudraient exclusives. De fait, toute élaboration dogmatique qui, en christianisme, est déduite de la Bible et devient un discours objectivant sur la création se trouve confrontée à la pluralité des discours bibliques sur la création (ils ne sont pas réductibles les uns aux autres). L’exégète (ici de l’A.T.) montre que le discours sur la création a en vue un discours sur Dieu, sur l’homme et non sur un discours sur le réel de la création (sur le « commencement ») à jamais inconnaissable. Cela déplace donc toute théologie de la création quelle qu’elle soit. L’exégèse nuance ou conteste les élaborations dogmatiques trop uniformes. De son côté, Luc Devillers (Université de Fribourg) l’a illustré sur l’évangile de Jean en montrant que, à la lumière d’un événement qui fait vérité pour une communauté donnée (le Christ), le discours sur la création, repris de Genèse 1 se déplace encore.

Exégèse et dogmatique

Avec l’exposé de Philippe Bordeyne (Institut catholique de Paris), nous avons, en écho, un parcours visant à montrer comment un théologien utilise la Bible ou plus exactement les travaux de l’exégèse. La relecture « apologétique » de Galates (c’est le mot utilisé par P. Bordeyne) montre comment un théologien moraliste, soutenu par la lecture d’un exégète (en l’occurrence Jean-Pierre Lémonon, lui aussi théologien) peut réfléchir à la modernité et à la pertinence d’une lecture de Paul et, singulièrement, de Galates 3. Ce souci du théologien de se confronter aux travaux de l’exégèse soulève cependant une question de fond : comment, dans l’espace de la théologie, l’exégèse informe-t-elle la dogmatique ? Dit autrement : quel exégète informe quel systématicien (Lémonon est catholique, Bordeyne est catholique, la relecture sera théologiquement catholique). À l’inverse, comme l’a magistralement illustré P. Bühler, quand R. Bultmann, l’exégète luthérien, informe Gerhard Ebeling le systématicien luthérien, la théologie sera forcément luthérienne. L’enjeu est alors : est-ce que cela peut se déplacer à l’intérieur de ces systèmes ? Est-ce qu’il peut y avoir de l’extériorité ? Et si oui, comment ? Ne faudrait-il pas alors élargir le dialogue avec des partenaires qui ne sont pas « de notre école » ?

Il y aura, quoi qu’il en soit, toujours un théologien exégète et un théologien dogmaticien qui se réclameront (consciemment ou non) d’une tradition : un « point de vue » idéologiquement situé (comme le point de vue dit « neutre » l’est aussi).

Les théologies « bibliques »

Dans sa conférence, Jean L’Hour (Faculté de théologie catholique de Toulouse) a plaidé pour une théologie de l’A.T. « non holistique » proposant de comprendre la Bible comme un processus dialectique de réceptions, de confrontations, de réinterprétations et de transmissions. Une approche « théo-anthropocentrique de l’A.T. » qui s’ouvre à des interprétations nouvelles provisoires renonçant à toute prétention à la vérité.

Prolongeant ces réflexions, Daniel Gerber (Faculté de théologie protestante de Strasbourg) a proposé un panorama en forme d’histoire des théologies du N.T. (une première en langue française), saluant l’immense effort entrepris depuis plus de deux siècles en la matière. Il a montré que chaque type d’approche de cet exercice que constitue l’écriture d’une théologie du N.T. privilégie une des caractéristiques du N.T. (cela rejoint l’impossibilité d’une théologie holistique de l’A.T.). Or, D. Gerber pose une question de fond : comment faire droit à la pluralité du N.T. dans le respect de chacune de ses composantes ? Il plaide pour un refus des trois possibilités classiquement proposées : canon dans le canon / centre du N.T. / quête d’une unité. Il insiste sur le fait que les auteurs du N.T. n’ont pas tout dit, et que le N.T. n’est pas un système abouti de convictions.

Il plaide pour une théologie (singulier) polyphonique (pluriel) et œcuménique du N.T. : faire droit à chacune des voix. Une singularité plurielle en quelque sorte, autour de cet absent qui convoque l’ensemble des auteurs du N.T. mais de façon plurielle : le Christ. C’est lui qui, peut-être dans une illusion de départ, « unifie » des croyants, lesquels vont très vite faire apparaître leurs différences par les interprétations qu’ils en proposent.

Le discours biblique sur la rétribution

C’est le second exemple choisi pour illustrer la question de l’articulation exégèse et théologie.

Dans son parcours d’une exégèse enracinée dans le lieu de la théologie, Dany Nocquet (Faculté de théologie protestante de Montpellier) nous a fait découvrir la théologie (les théologies) à l’œuvre, en construction dans l’A.T. Et il n’a pu le faire que parce qu’il était aussi un théologien. Je veux dire par là qu’il a réussi à traduire avec des mots, hérité d’une tradition et d’une formation théologique, un certain nombre de constats historiques et littéraires. Il leur a donné un relief singulier (au lieu d’aplatir le texte). C’est à la fois une solide formation universitaire et une connaissance de l’intérieur des problématiques théologiques qui donnent cette pertinence au propos, un propos non pas fermé mais ouvert sur le débat contradictoire. Car la théologie est disputatio ou elle n’est pas. L’exégète est ici un scientifique au sens fort du terme, parce qu’il permet à son exégèse de faire surgir les théologies à l’œuvre dans les textes, en même temps que sa formation théologique fertilise sa démarche exégétique, sans jamais être dogmatique. 

Chantal Reynier (Centre Sèvres, Paris) a fait de même pour le N.T., cherchant à montrer comment Paul tente de déplacer la compréhension de la rétribution à l’aune de l’événement christologique. Là encore, le questionnement théologique est sous-jacent à la lecture, et le débat nourri qui s’en est suivi montre que les questions, pour être exégétiques, n’en sont pas moins grosses de sous-entendus théologiques : comment faire avec ces notions si pesantes de « rétribution », « sacrifice », « expiation » ? Comment en rendre compte de façon intelligente en même temps que croyante : ni l’exégèse, ni la théologie dogmatique ne le peuvent toutes seules. 

C’est en somme ce qu’a montré Jean-Michel Maldamé (Couvent des dominicains de Toulouse), qui a proposé un parcours autour de la notion de sacrifice où son regard de théologien systématique a su intégrer une lecture exégétique, aboutissant à une proposition littéralement « théologique », puisqu’il s’est agi d’affirmer qu’avec Paul advient le même événement qu’avec Job : la déchirure d’une certaine idée de Dieu, et donc un nouveau discours sur Dieu. Ce que l’exégète théologien que je suis affirme aussi, avec ses outils à lui, de la lecture de ce même Paul.

Exégèse et recherche historique

Avec le regard décentré et vivifiant des cousins canadiens francophones au contact du vaste monde américain toujours surprenant pour nous, Alain Gignac (Université de Montréal) a rappelé comment la modernité – dont Baruch Spinoza est un témoin phare – a tenté et partiellement réussi, à l’encontre des Richard Simon et autres Astruc au siècle précédent, de distinguer exégèse et théologie en assignant à l’exégèse une tâche simplement historique ; l’aboutissement contemporain étant une exégèse complètement déconnectée de toute préoccupation théologique (le commentaire de Robert Jewett sur Romains en est une illustration exemplaire). A. Gignac a dit aussi sa difficulté (qui est la nôtre) de trouver un paradigme de lecture qui permette de tenir ensemble l’exégèse et la théologie, d’être véritablement un exégète théologien.

Les deux conférences finales d’Oliver Artus (Institut catholique de Paris) et de Claire Clivaz (Université de Lausanne) ont poursuivi la réflexion foisonnante de ce congrès. 

Relisant trois projets de recherche concernant le lien entre Écriture sainte et théologie morale, datant respectivement de 2003, 2008 et 2009, O. Artus a souligné une évolution dans le rapport Bible et morale : l’approche canonique de la Bible devient de plus en plus présente dans la façon d’articuler l’une et l’autre. Il nous a rendus attentifs à la nécessité d’un discernement dans l’utilisation critique d’une telle démarche, qui court le risque de niveler les spécificités de chacune des traditions. 

De son côté, C. Clivaz a proposé d’articuler théologie, exégèse et culture, arguant que cette dernière – surtout à l’heure digitale – oblige la première et la deuxième à une nouvelle synergie. 

Il faudrait aussi parler des ateliers, mais je ne peux ici que témoigner de la richesse et de la diversité des thèmes proposés, et assurer que le contenu de quelques-uns de ces ateliers se retrouvera dans les actes (à paraître aux éditions du Cerf fin 2012 ou, plus vraisemblablement, début 2013).

Sur une ligne de crête

J’aimerais terminer par une image : celle de la crête. Nous sommes sur une crête et c’est là, et là seulement, que nous devons rester, c’est aux uns et aux autres notre vocation, c’est-à-dire ce à quoi nous sommes appelés. À savoir éviter de basculer sur un versant ou sur l’autre de cette crête. Pour les uns : éviter de dévisser du côté d’une exégèse coupée de son enracinement théologique qui seul peut lui apporter cet éclairage particulier, singulier, dirais-je, dotant l’exégète d’un regard spécifique, informé sur le texte ; pour les autres : éviter la dérive dogmatique ou l’exégèse n’est qu’un instrument servile, donc inutile, pour défendre des postures qui se suffisent à elles-mêmes. 

Une crête, une arête, devrais-je dire, sur laquelle il est difficile – impossible ? – de marcher et qui est cependant notre chemin et notre pain quotidien. Et c’est pourquoi je laisse le dernier mot à un exégète bien connu de tous, Jean Zumstein, qui résume admirablement le défi auquel les uns et les autres sommes confrontés : 

« Si le Nouveau Testament est considéré comme un objet cultuel relevant de la science des religions, la communauté académique et érudite forme son seul lien d’insertion. En revanche, si l’exégèse est conçue comme discipline théologique, c’est-à-dire comme l’écoute d’une parole qui interpelle, qui éclaire et qui suscite une pratique, alors elle est en lien avec la communauté ecclésiale. Cette relation doit être vue comme un compagnonnage critique. L’exégèse doit travailler en pleine indépendance, elle doit refuser toute mainmise ou tout encadrement qui viserait à enfermer sa recherche dans un cadre dogmatique ou à la soumettre à une discipline qui limiterait sa liberté de recherche ou orienterait de façon autoritaire son travail. Ainsi conçue, l’exégèse n’est pas une menace. Tout au contraire, quand les textes sont lus de façon à pouvoir libérer leur potentiel de sens, elle est une chance pour l’Église. Elle est la médiation qui permet à l’Église d’avoir accès à sa mémoire créative et libératrice[2]. »

 

© Élian Cuvillier, Faculté de théologie protestante, Montpellier, SBEV / Éd. du Cerf, Cahier Évangile n° 160 (juin 2012), "Les anonymes de l'Évangile" (p. 61)

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[1] Je me permets ici de renvoyer au compte rendu que j’ai fait de ce second opus dans Le Monde de la Bible (hors-série, été 2011, p. 13). Pour le premier tome, voir « Qu’est-ce que l’histoire ? “Jésus de Nazareth” de Benoît XVI », dans « Lire la Bible aujourd’hui. Quels enjeux pour les Églises ? », C.E. n° 141 (2007), p. 133-134.

[2] Jean Zumstein, « L’exégèse comme apprentissage de la liberté », Études théologiques et religieuses, n° 86 (2011), p. 365-372, cf. p. 368.