La séquence des versets est un peu étrange : l’ordre donné à Moïse de monter sur la montagne (24,1) étonne du fait que celui-ci s’y trouve depuis Ex 20,21. D’autre part la consigne formulée aux v. 1-2 ne sera exécutée qu’en 24,9-11. Nous sommes donc en présence d’une suture rédactionnelle. Il reste que dans le développement final du récit, la célébration solennelle de l’alliance (24,3-8) précède le repas sacré pris devant Dieu sur cette même montagne (24,9-11).
La conclusion de l’alliance entre YHWH et Israël (24,3-8) Le déroulement de la cérémonie est passablement complexe du fait que celle-ci entremêle un rituel du sang et un rituel de la parole.
Déroulement liturgique. Le texte évoque d’abord les préparatifs (v. 3-4) : le premier engagement du peuple, la mise par écrit, de la main de Moïse, de " toutes les paroles de YHWH ", la construction, par Moïse encore, de l’autel et des douze stèles. Suit alors la célébration solennelle qui inclut divers actes liturgiques : tout d’abord, les jeunes gens (plutôt les " servants ") mandatés par Moïse offrent des holocaustes où tout est brûlé et des sacrifices de communion dans lesquels une part de la victime est offerte à Dieu, une seconde réservée aux prêtres, une troisième revient à l’offrant. Ensuite (v. 6) vient un rite du sang probablement prélevé sur les victimes sacrificielles : après avoir versé la moitié du sang dans des coupes en vue du second temps du rite (v. 7), Moïse en asperge l’autel. Ce rite s’interrompt alors pour laisser place à un rite de la parole : lecture du " livre de l’alliance " par Moïse encore et nouvel engagement du peuple (v. 7). Le tout s’achève sur le second temps du rite du sang (v. 8) où Moïse asperge le peuple tout en prononçant une parole décisive pour la finalité ultime de tout ce déroulement liturgique : " Voici le sang de l’alliance que YHWH a conclue avec vous sur la base de toutes ces paroles ".
La célébration sacrificielle répond à deux intentionnalités théologiques : d’une part, les holocaustes où tout est renvoyé à Dieu expriment la reconnaissance de sa seigneurie ; d’autre part, les sacrifices de communion symbolisent et effectuent l’union avec la divinité. Toutefois, cette liturgie ne représente pas le cœur de la cérémonie : ce n’est pas Moïse qui officie mais " les servants ", alors que pourtant il construit l’autel. Les sacrifices constituent donc plutôt un préalable : ils fournissent le sang de l’aspersion, un sang qui, du fait de l’acte d’offrande, reçoit une valeur sacrée.
Aspersion du sang de l’alliance. Ce qui est au cœur de l’action, c’est l’aspersion du sang : aspersion de l’autel, aspersion du peuple. Les avis divergent sur l’interprétation de ce geste. Pour les uns, l’autel représente la divinité et, puisque le sang contient le principe vital, puisque " la vie est dans le sang " (Dt 12,23 ; Lv 17,10-14), Dieu et le peuple deviennent une même famille, ils sont " apparentés ". En partageant la même vie, ils se rendent solidaires.
À vrai dire, dans la Bible le rite d’aspersion est unique, et, pour appuyer l’interprétation supposée, on fait appel à des analogies trouvées dans le monde arabe préislamique où le sang servait à sceller des alliances entre clans. Mais ces parallèles sont tardifs (1° siècle) et extérieurs à la Bible. En revanche, les livres même de l’Exode et du Lévitique rapportent un geste qui se rapproche beaucoup plus du rite de Ex 24, parce qu’il s’agit d’aspersion de personnes ; c’est celui de l’aspersion des prêtres, Aaron et ses fils, en Ex 29 et Lv 8 où le rite, lui aussi en deux temps, a valeur de consécration : aspersion de l’autel pour le consacrer à YHWH et aspersion des prêtres pour les consacrer à Dieu : " Ainsi seront-ils saints " déclare YHWH (Ex 29,20s ; Lv 8, 24.30). On se rappellera qu’en Ex 19,6, Dieu promet aux fils d’Israël : " si vous gardez mon alliance, vous serez pour moi… un royaume de prêtres, une nation sainte " ; ainsi sont-ils appelés ainsi à entrer dans l’intimité du Dieu saint. De façon analogue, en Ex 24,3-8, le peuple est " consacré " au Seigneur.
Liturgie de la parole.L’aspersion du sang pourrait être un rite très ancien, mais présentement, elle est enrobée dans une liturgie de la parole qui permet d’éviter toute interprétation magique car cette conclusion d’alliance repose sur une réciprocité d’engagements. Celui de Dieu d’abord, par le don de la loi, présenté ici de façon très solennelle : Moïse en personne met par écrit les " paroles et les règles " reçues de YHWH. À une époque où l’écriture était réservée à des spécialistes, où les matériaux étaient rares et coûteux, un tel geste soulignait la valeur de la parole proclamée et l’importance du moment ; c’est Moïse encore qui prend le " livre de l’alliance " et en fait solennellement la lecture au peuple au cœur même de la cérémonie d’alliance. À son tour, en acquiesçant aux exigences de cette loi, le peuple s’engage fermement et solennellement : " Tout ce qu’a dit YHWH, nous le mettrons en pratique et nous l’écouterons (c’est-à-dire : nous lui obéirons) " (v. 7). Moïse alors asperge le peuple qui, par ce double rite du sang et de la parole, devient le " peuple de YHWH ". Les paroles qui accompagnent ce rite du sang nouent, elles aussi, les deux éléments de cette liturgie : " Voici le sang de l’alliance que YHWH a conclue avec vous sur la base de toutes ces paroles " (v. 8). La " parole " arrache le geste à l’automatisme du rite. Du reste, YHWH garde seul l’initiative, comme au long de toute cette théophanie : on ne dit pas : " YHWH et Israël ont conclu alliance ", mais " YHWH a conclu avec vous une alliance ". YHWH garde son entière souveraineté : c’est lui qui commande, les " paroles et les règles " sont les siennes (v. 3). À Israël d’obéir.
Mémorial.Il reste deux points à éclaircir : pourquoi Moïse se réserve-t-il la construction de l’autel mais non l’offrande sacrificielle ? Quel est le sens de l’érection des " douze stèles pour les douze tribus d’Israël ? On notera que les deux gestes sont étroitement associés (v. 4b). À ces deux questions on peut apporter une unique réponse : ces deux gestes ont valeur de mémorial.
La mise par écrit qui les précède immédiatement (v. 4a) pourrait aussi avoir valeur de témoignage, comme le suggère la consigne de Dieu au prophète Isaïe : " Va maintenant, écris cela devant eux sur une tablette en deux exemplaires et que ce soit pour l’avenir un témoin perpétuel " (Is 30,8 ; voir Is 8,7 ; Ha 2,2). On notera aussi que Josué, à l’instar de Moïse, " écrivit ces paroles dans le livre de la loi de Dieu " (Jos 24,26) et associe ce geste à l’érection d’une pierre mémorial dans le cadre d’un renouvellement d’alliance à Sichem (Jos 24,27). C’est aussi sans doute le sens pour l’érection des douze stèles qui symbolisent les douze tribus d’Israël en Ex 24,5. La similitude des gestes invite à reprendre ici l’interprétation qu’en donnait Josué : " Cette pierre servira de témoignage contre vous, car elle a entendu tous les propos de YHWH, lorsqu’il a parlé avec vous ; elle servira de témoignage contre vous, de peur que vous ne déceviez votre Dieu " (Jos 24,27s). De la même façon, au Sinaï, les douze stèles se veulent un rappel concret des exigences de YHWH pour les générations à venir.
Mais en quoi la construction de l’autel pourrait-elle avoir valeur de témoignage ? Le fait que ce soit Moïse, le médiateur d’alliance, qui prenne la responsabilité de ce geste, lui donne une valeur particulière. La construction, en Jos 22,26s, d’un " autel-témoin " près du Jourdain permet d’éclairer cette singularité : elle signifie l’engagement de coopération que les tribus transjordaniennes doivent apporter aux tribus israélites installées en CisJordanie. Le texte précise même que l’autel est construit non pour des holocaustes et des sacrifices, mais " comme témoin entre nous et vous " et cet autel reçoit même le titre de " Il est témoin entre nous que YHWH est notre Dieu " (Jos 22,24). Sans doute, en Ex 24, l’autel sert-il à l’offrande de sacrifices, mais, comme en Josué, l’association avec la mise par écrit et l’érection des stèles pouvait lui conférer en même temps la valeur de " mémorial ". C’est ce qui explique que cette construction soit l’œuvre de Moïse.
Le repas d’alliance sur la montagne (Ex 24,9-11) Avec la déclaration de Moïse en Ex 24,8, la liturgie d’alliance pourrait sembler achevée. Pourtant un nouveau rite vient s’ajouter au précèdent ; sur l’ordre de Dieu (Ex 24,1-2), Moïse monte sur la montagne (24,9), accompagné d’Aaron, de Nadav et Avihou, fils d’Aaron, ainsi que de soixante-dix des Anciens d’Israël.
© Bernard Renaud, SBEV / Éd. du Cerf,
Cahier Évangile n° 143 (mars 2008), "L'Alliance au cœur de la Torah", p. 42-45.