Selon la légende, Yohanan ben Zakkaï, un maître de la Loi, s’échappa de Jérusalem, vers les débuts du siège, dans un cercueil, se rendit à Vespasien et obtint de lui l’autorisation de fonder une « académie » à Yavné (Jamnia), quelque vingt kilomètres sous l’actuelle Jaffa. L’opération aboutira à la resconstition d’un Sanhédrin n’ayant plus, apparemment, que des compétences religieuses.
Naissance du judaïsme « rabbinique »
Flavius Josèphe avait trahi ses responsabilités militaires par réalisme politique, et on lui doit un jugement, somme toute honnête de son point de vue, des événements : la victoire romaine était inéluctable. Lucide, il se rendit aux Romains, sans renier les valeurs de son peuple : tous ses écrits l’attestent. En revanche, la légende concernant Ben Zakkaï, qui n’a rien d’un autographe, partant du même constat, montre une autre perspective, plus engagée : comment reconstruire le judaïsme ?
Le recueil des traditionsÀ Yavné, les sages ou scribes entreprirent de compiler et de compléter les traditions religieuses d’Israël. Cette tâche allait aboutir, au début du IIIe s., à la rédaction de la Mishna qu’allaient prolonger et commenter ensuite le Talmud de Jérusalem (IVe s.) puis celui de Babylone (Ve s.), lequel deviendra le Talmud officiel du judaïsme. Ainsi naissait, selon les expressions des historiens ultérieurs, le judaïsme dit « rabbinique », ou « classique », ou « normatif ».
Les sadducéens, avec la ruine du Temple et la fin de l’État, avaient perdu leur crédit, au profit des pharisiens qui patronnèrent, à la fin du Ier s., le travail de renaissance. Au vrai, loin d’imposer leurs propres idées, ces derniers enregistrèrent et complétèrent, sur de longues années, les interprétations religieuses qui leur semblaient recevables par la majorité des Juifs, y compris certaines opinions sadducéennes. Ils exclurent les positions jugées sectaires, à savoir les doctrines baptistes, chrétiennes ou esséniennes. En d’autres termes, les cercles juifs, après la tragédie, renonçaient à leurs divisions et cherchaient un consensus. Nous n’avons pas, en ce tournant décisif, d’indices d’une quelconque velléité juive de rebâtir le Temple.
Une littérature hébraïque et araméenneEn effet, ce renouveau allait se concentrer, une fois l’État détruit, sur ce qui pouvait subsister des traditions de la Terre d’Israël, c’est-à-dire d’abord les langues (hébreu, araméen). Ce faisant, on mettait au rancart une riche production juive de langue grecque, tels les « Oracles Sibyllins » ou le roman de « Joseph et Aséneth ». Ce sont les chrétiens qui, à partir de ce temps, transmettront cette riche littérature, marginalisée par le judaïsme « officiel ». Eux aussi conserveront les textes apocalyptiques de langue sémitique que le judaïsme écartait désormais comme dangereux, parce qu’excitant trop les imaginations à des révoltes suicidaires. Ainsi, selon les Églises anciennes, éthiopienne, syriaque, slave qui conservèrent ces œuvres dans leur Canon, on parlera du livre d’ « Hénoch éthiopien : 1 Hénoch » (retrouvé à Qoumrân, en araméen), de l’ « Apocalypse syriaque de Baruch » ou de l’Hénoch slave : « 2 Hen ».
L’exclusion des hérétiques Conséquence de ce recentrage, les bénédictions synagogales (« Shemoné Esreh ») allaient inclure, dans les années 90, un paragraphe contre les mînîm (« ceux du dehors », hérétiques) visant notamment les judéo-chrétiens (voir « Prière juives », Suppl. au C.E. 68, 1989, p. 36). Bien entendu, la condamnation ne concernait pas les pagano-chrétiens dont les responsables des synagogues n’avaient que faire, puisqu’ils n’étaient pas d’origine juive. En la matière, on comparera le néologisme grec « aposunagôgos » (« hors synagogue ») forgé par le quatrième Évangile vers cette époque pour définir le sort des judéo-chrétiens (Jn 9,12 ; 12,42 ; 16,2).
Naissance du christianisme Le Premier Évangile (voir Mt 23), en ses attaques contre les scribes et les pharisiens mises sur les lèvres de Jésus, honore paradoxalement l’entreprise de Yavné. En un conflit intra-juif, Matthieu se pose un problème, compréhensible de son point de vue, que l’on résumera sous forme interrogative : qui méritait de transmettre au monde les valeurs d’Israël ? Les scribes et pharisiens qui avaient rejeté leur Messie ou les judéo-chrétiens qui croyaient en lui ? Le christianisme naissait, parallèlement au judaïsme dit « rabbinique ».
Selon la littérature évangélique, la ruine de Jérusalem interrogea les premiers chrétiens (Mt 22,7 ; Lc 21,20-23) qui, cependant, avaient connu, quelques années auparavant, un traumatisme plus grave : la mort des témoins historiques de Jésus, tels Pierre ou Paul, exécutés à Rome sous Néron. Ces disparitions expliquent le besoin d’une mise par écrit, autour de l’an 70, des évangiles attribués par la tradition à la deuxième génération chrétienne, à des auteurs qui n’ont pas connu Jésus directement, mais seulement, tel Marc et Luc, ses témoins directs.
Plus significatives encore, à la fin du Ier s., les épîtres mises sous les noms de Paul (Col, Ep, 1 & 2 Tm, Tt), de Pierre (1 P, 2 P) ou de membres de la famille de Jésus (Jacques, Jude). Souvent estimées « pseudonymiques » par les commentateurs d’aujourd’hui, ces œuvres traduisent la nécessité ressentie d’un lien historique entre les chrétiens et leur fondateur, continuité soulignée par le fait que le N. T. ne raconte jamais la mort des apôtres (sauf Jacques en Ac 12,1-2) : les témoins de Jésus vivent toujours – telle semble la thèse sous-jacente –, grâce à leurs écrits, authentiques ou pseudépigraphiques, inspirés par l’Esprit Saint.
© Claude Tassin, SBEV / Éd. du Cerf,
Cahier Évangile n° 144 (juin 2008), "Des fils d'Hérode à la 2e Guerre juive", p
. 36-37.