Chez Matthieu, le souci de penser le rapport à la Loi en lien avec le salut et la miséricorde de Dieu, est central...

Comme chez Luc, les deux premiers chapitres de l’évangile de Matthieu en constituent le prologue et racontent les circonstances de la naissance de Jésus ainsi que des événements de son enfance. La joie et l’action de grâce ne sont pas les tonalités dominantes de ces chapitres. Au contraire, il y est question de rejet et de menaces de mort de la part de Jérusalem où trône Hérode, et d’accueil en Galilée et par les nations.

Toutefois, ce prologue de Matthieu révèle d’emblée qui est Jésus et assied son autorité et sa mission : il est « Christ » (1,16.17.18 ; 2,4), « fils de David », « fils d’Abraham », « sauveur » (1,21), « Emmanuel » (1,23), « roi des Juifs » (2,2), « chef et pasteur » (2,6), « fils de Dieu » (2,15). Il s’inscrit dans l’histoire du salut d’Israël, qu’il est amené à revivre. Ainsi, il est présenté comme un nouveau Moïse et sa naissance inaugure l’accomplissement de tous les oracles messianiques. Le prologue explique aussi le paradoxe qui fait de Jésus à la fois le « fils de Dieu », conçu de l’Esprit saint, et le « fils de David », de la même lignée que Joseph.

La généalogie de Jésus que présente Matthieu (Mt 1,2-17) interpelle le lecteur par la présence de quatre femmes dans une liste ne comportant que des hommes : Tamar, Rahab, Ruth et Bethsabée. Or, ces noms sont d’autant plus frappants qu’ils ne sont pas ceux des matriarches, ni même de femmes considérées comme des héroïnes d’Israël. Mais chacune connaît une destinée particulière.

Ainsi Tamar va jusqu’à se déguiser en prostituée pour concevoir un enfant de la descendance de Juda, fils de Jacob. Elle est déclarée « juste » par Juda lui-même (Gn 38). Rahab, une étrangère, une prostituée (Jos 2 et 6), est la première, après la traversée du Jourdain, à confesser que « Le Seigneur votre Dieu est Dieu dans les cieux d’en haut et sur la terre d’en bas » (Jos 2,11). C’est ainsi qu’elle sera donnée comme exemple de foi dans l’épître aux Hébreux, à côté de diverses figures de l’histoire d’Israël (He 11,31) et comme exemple de justice, à côté d’Abraham, dans l’épître de Jacques (Jc 2,25). Par son action courageuse, elle permit la prise de Jéricho et, ainsi, l’entrée des fils d’Israël en Terre promise. Ruth, bien qu’étrangère, Moabite, et malgré la malédiction dont son peuple fait l’objet, s’est attachée à sa belle-mère et est retournée à Bethléem avec elle et « s’est abritée sous les ailes du Dieu d’Israël » (Rt 2,12). Elle finit par épouser Booz, un notable de Bethléem.

La quatrième femme n’est pas appelée par son nom, mais seulement par l’expression « la femme d’Urie », tout comme en 2 S 11,1 –12,31, comme pour rappeler son adultère commis avec David. Après son veuvage et la mort du fils issu de son adultère avec David, elle épouse ce dernier et devient la mère de Salomon qu’elle contribue plus tard à placer sur le trône (1 R 1,1 –2,46). On peut remarquer que, dans l’épisode de l’adultère, elle joue surtout un rôle passif, l’action étant menée par David. Ce sera d’ailleurs à lui que sera attribué, par Nathan, le poids de la faute. En évoquant « la femme d’Urie », le narrateur fait manifestement allusion à ce faux pas de David. Cela pourrait indiquer que la justice de Dieu ne s’adresse pas qu’aux Juifs, mais aussi aux nations, puisque, dans cet épisode, le verdict de Dieu proféré par Nathan dénonce l’injustice du roi David envers Urie « le Hittite » – donc étranger, issu des « nations » (2 S 12,9-10).

Au total, ces quatre femmes ont toutes joué un rôle personnel extraordinaire dans l’histoire d’Israël, et plus précisément l’histoire dynastique, celle de la lignée de David, et cela dans des circonstances difficiles impliquant une certaine prise de risque. De plus, dans ces récits, les personnages, et le lecteur à leur suite, sont invités à voir au-delà des préjugés et des apparences défavorables. Mais n’est-ce pas un élément essentiel de l’attitude de miséricorde ?

La présence de ces femmes dans la généalogie de Jésus prépare sans doute la mention de Marie au verset 16 : elle aussi évoque un aspect essentiel de l’histoire du salut, celle de la naissance du messie qui en marque l’accomplissement. Elle vit, elle-aussi, une situation périlleuse et difficile, puisque, comme Tamar ou la femme d’Urie, elle risque d’être accusée d’adultère, du moins si on se fie aux apparences. Enfin, on peut remarquer que, comme dans le cas des quatre femmes de la généalogie, la situation problématique ou périlleuse que vit Marie se termine bien.

Au commencement de l’évangile de Matthieu, Jésus se présente ainsi comme un messie étonnant, déplaçant les attentes du lecteur, comme celles des personnages du récit : s’il est « fils de David », il l’est par adoption ; sa naissance a lieu dans des conditions inhabituelles dans lesquelles le lecteur, comme Joseph, est invité à voir au-delà des apparences, comme déjà le lecteur des récits sur Tamar, Rahab, Ruth et Bethsabée. Ses premiers adorateurs sont des païens, les mages, et il grandira enfin en Égypte, puis en Galilée, loin de Jérusalem.

De ce fait, dès le début du récit, le lecteur est appelé à s’identifier à Joseph et aux mages qui accueillent la naissance de Jésus comme la venue du messie et, comme eux, à se laisser déranger, dérouter par l’interprétation que Jésus donnera du titre de messie et du salut de Dieu dans la suite de la narration.

« Heureux les miséricordieux »

Dans la version qu’il donne des Béatitudes, Matthieu consacre un verset, que l’on ne trouve pas chez Luc, à la miséricorde : « Heureux les miséricordieux [eleêmones] : il leur sera fait miséricorde [eleêthêsontai, littéralement : "ils seront miséricordiés"] » (Mt 5,7). Dans ce passage, qui comporte neuf béatitudes, il s’agit de la cinquième, la béatitude centrale. L’appel à la miséricorde est ainsi au cœur du discours de Jésus. Et à la miséricorde du croyant répond celle de Dieu : « Il leur sera fait miséricorde. »

Notons que, dans le Nouveau Testament, les termes traduits par « miséricordieux » et « faire miséricorde » sont essentiellement matthéens. En dehors de Matthieu, l’adjectif ne se rencontre qu’en He 2,17. Matthieu parle deux fois de la miséricorde de Dieu (5,7 ; 18,33), cinq fois de celle du Christ (9,27 ; 15,22 ; 17,15 ; 20,30-31), cinq fois de celle du disciple (5,7 ; 9,13 ; 12,7 ; 18,33 ; 23,23). Ce thème est donc particulièrement important dans son évangile.

Lorsque les disciples de Jean viennent voir Jésus pour lui demander s’il est celui qui doit venir, Jésus résume toute sa vie publique en se référant à Is 61,1 : « Les aveugles voient, les boiteux marchent, les lépreux sont purifiés, les sourds entendent, les morts ressuscitent, la Bonne Nouvelle est annoncée aux pauvres » (Mt 11,5). Ainsi, la venue du Messie qui inaugure le règne de Dieu se manifeste avant tout par la mise en œuvre concrète de la miséricorde divine. Et cela s’inscrit dans l’accomplissement des Écritures.

La miséricorde est au centre de la vie et du message de Jésus. Elle est l’incarnation de la miséricorde de Dieu, et elle constitue même l’essentiel de la Loi. Cela s’inscrit dans le cadre de la relation difficile de Matthieu à la Loi de Moïse. En effet, l’évangéliste pose de manière aiguë la question suivante : faut-il renoncer à respecter la Loi juive pour suivre Jésus ? Les destinataires de Matthieu étant essentiellement des Juifs, on comprend que la question est importante.

À la suite des Béatitudes, dans le même discours inaugural de son ministère, Jésus affirme que la Loi n’est pas abolie : « 17 N’allez pas croire que je sois venu abroger la Loi ou les Prophètes : je ne suis pas venu abroger, mais accomplir. 18 Car, en vérité, je vous le déclare, avant que ne passent le ciel et la terre, pas un i, pas un point sur l’i ne passera de la loi, que tout ne soit arrivé » (Mt 5,17-18). Il exhorte ensuite ses destinataires à respecter la Loi, mais à le faire mieux que les scribes et les pharisiens et enchaîne sur une série d’antithèses (« Vous avez appris… Et moi, je vous dis ») qui éclairent son propos d’un jour nouveau : l’application stricte de la Loi ne suffit pas ; elle doit aller de pair avec des dispositions intérieures justes envers Dieu, envers le prochain et envers soi-même. Et cela va loin, très loin, jusqu’à l’amour des ennemis : « 43 Vous avez appris qu’il a été dit : Tu aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi. 44 Et moi, je vous dis : Aimez vos ennemis et priez pour ceux qui vous persécutent, 45 afin d’être vraiment les fils de votre Père qui est aux Cieux, car il fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, et tomber la pluie sur les justes et les injustes » (Mt 5,43-45). Ainsi, la miséricorde devient-elle l’accomplissement véritable de la Loi.

« C’est la miséricorde que je veux, non le sacrifice »

C’est dans ce cadre qu’il faut placer l’injonction adressée aux pharisiens à deux reprises : « C’est la miséricorde que je veux, non le sacrifice » (Mt 9,13 ; 12,7). Il s’agit d’une citation d’Os 6,6.

La première occurrence prend place dans le récit de l’appel d’un certain collecteur d’impôt nommé Matthieu (Mt 9,9-13). Après avoir appelé cet homme à le suivre, Jésus se trouve à table avec lui et de nombreux autres collecteurs d’impôts et pécheurs, ce qui suscite la réaction négative des pharisiens qui s’en prennent aux disciples : « Pourquoi votre maître mange-t-il avec les collecteurs d’impôts et les pécheurs ? » (Mt 9,11). Ce à quoi, Jésus répond : « 12 Ce ne sont pas les bien portants qui ont besoin de médecin, mais les malades. 13 Allez donc apprendre ce que signifie : "C’est la miséricorde que je veux, non le sacrifice." Car je suis venu appeler non pas les justes, mais les pécheurs » (Mt 9,12-13).

La deuxième occurrence est située en réponse à une controverse, de nouveau avec les pharisiens, sur ce qui est permis de faire le jour du sabbat. À ses détracteurs qui reprochent à ses disciples d’avoir arraché et mangé des épis de blé un jour de sabbat, Jésus répond : « 7 Si vous aviez compris ce que signifie : "C’est la miséricorde que je veux, non le sacrifice", vous n’auriez pas condamné ces hommes qui ne sont pas en faute. Car il est maître du sabbat, le Fils de l’homme » (Mt 12,7-8).

Jésus se pose ainsi comme « maître du sabbat ». Le précepte de respect du sabbat, central dans le judaïsme, n’en passe pas pour autant au second plan : il doit se vivre avant tout par la mise en œuvre de la miséricorde qui, pour Matthieu, est l’attribut premier de Dieu et ce qui doit primer sur toute autre prescription. Et cette miséricorde se manifeste en premier lieu envers les pécheurs.

Plus tard, dans un discours où il interpelle durement les scribes et les pharisiens, Jésus a ces mots : « Malheureux êtes-vous, scribes et pharisiens hypocrites, vous qui versez la dîme de la menthe, du fenouil et du cumin, alors que vous négligez ce qu’il y a de plus grave dans la Loi : la justice, la miséricorde et la fidélité, c’est ceci qu’il fallait faire, sans négliger cela » (Mt 23,23).

Justice, miséricorde et fidélité sont ainsi au cœur de la Loi et, sans elles, aucune prescription n’a de sens.

 

© Catherine Vialle, SBEV / Éd du Cerf, Cahier Évangile n° 178 (décembre 2016), « La miséricorde dans la Bible », p. 45-48.