Typologie et reconnaissance
Avant de montrer que, dans les évangiles, la typologie a pour fonction de répondre à la demande de reconnaissance (en grec, anagnôrisis) de Jésus comme envoyé et Messie de Dieu, rappelons qu’on écrivait alors les vies des seuls hommes illustres, connus et reconnus pour leur enseignement et leurs actions ‒ chefs militaires, hommes politiques, philosophes et orateurs. La biographie d’un inconnu, comme Jésus de Nazareth, était impensable, a fortiori s’il avait été rejeté par ses contemporains et restait tel pour les générations suivantes.
Le défi des premières générations chrétiennes fut ainsi d’écrire des biographies de Jésus en montrant qu’il avait été reconnu durant son ministère, assidûment suivi et acclamé par les foules. Un certain nombre d’épisodes évangéliques se terminent par la stupéfaction ou l’acclamation de celles et ceux qui assistent à ses miracles et écoutent son enseignement. Mais manquait la reconnaissance finale : Jésus était mort seul, abandonné par ses disciples, accusé de blasphème et mis à mort. Comment interpréter le contraste entre l’admiration de beaucoup durant le ministère itinérant et la mort ignominieuse, celle des malfaiteurs ? Au groupe chrétien pour lequel sa mort était salvifique, les représentants du judaïsme d’alors pouvaient objecter que, si Jésus avait réussi à séduire les foules, il n’avait pu tromper les élites religieuses du pays et avait en outre été abandonné sur la croix par le Dieu dont il prétendait être l’envoyé messianique.
Les auteurs des évangiles ont relevé le défi et réussi à montrer que la reconnaissance de leur protagoniste Jésus s’était certes opérée au vu de ses actions miraculeuses, durant son ministère, mais ils ont également pu proposer une lecture de sa Passion et de sa mort cohérente et susceptible d’emporter la reconnaissance de leurs lecteurs. Pour le ministère de Jésus en Galilée et au long de la montée vers Jérusalem, la reconnaissance de l’identité prophétique de Jésus par les foules fut possible grâce au type d’actions opérées, car elles rappelaient celles des grandes figures prophétiques des temps anciens. C’est ce rapport de Jésus aux figures bibliques du passé qui constitue la typologie des récits néotestamentaires. Les réflexions qui suivent se proposent de montrer que c’est la typologie prophétique qui rend le plus compte du tissu narratif lucanien.
Avant de voir comment le récit lucanien élabore sa typologie, il importe de fournir quelques indications sur la voix qui, en Lc, énonce les relations typologiques. (1) Certaines correspondances sont faites par le narrateur sous forme d’allusions. Ainsi, le premier épisode de Lc, celui de l’annonce à Zacharie, est entièrement typologique, car il met la promesse divine et la réponse de Zacharie en série avec la promesse divine de descendance nombreuse et la réponse correspondante d’Abraham en Gn 15, mais il s’agit d’une allusion, aucunement d’un renvoi explicite. Il en est de même en Lc 7,15, où la voix narrative dit que Jésus « remet l’enfant [vivant] à sa mère », comme Élie à Sarepta et avec les mêmes mots que de 1 R 17,23 (en grec, edôken auton tè mètri autou). Ces allusions typologiques sont faites par le narrateur et ont pour seuls destinataires les lecteurs ‒ ceux ayant évidemment une connaissance suffisante des livres (voire des langues) bibliques. (2) En d’autres passages, comme on va bientôt le voir, c’est Jésus lui-même qui énonce les relations typologiques et le fait à l’intention des auditeurs d’alors, disciples et foules qui l’écoutent ou le suivent. On peut schématiser cette répartition ainsi :
énoncés allusifs | énoncés explicites | |
locuteur | voix narrative (Nr) | Jésus |
destinataire premier destinataire second | lecteur | disciples et foules lecteur |
sections de Lc | Lc 1‒2 + Lc 3 | Lc 4 à 19 |
Aux deux principaux locuteurs, le narrateur et Jésus, correspondent deux séries d’énoncés typologiques, respectivement en Lc 1‒3 et Lc 4‒19. En d’autres termes, la typologie de Lc est répartie sur deux ensembles, un premier qui précède l’épisode de Jésus à Nazareth (Lc 4,16-30), et un deuxième qui y prend son point de départ. Comme il a déjà été question plus haut de la lecture typologique faite par Lc 1‒2 et Lc 4,16-30, il reste à voir comment fonctionne la lecture typologique faite après l’épisode de Nazareth.