Le trophée de la victoire est exhibé ! ...

Le trophée macabre fait la jonction entre divers épisodes. Dès son arrivée triomphale (13, 12-17) suivie de l’éloge d’Ozias (13, 18-20), Judith a tiré la tête de la besace (v. 15). Pour débuter une action militaire (14, 1-4), elle la suspend au rempart. Akhior enfin se convertit à sa vue (14, 5-11).

Arrivée triomphale et action de grâce (13, 12-17).
L'aube encore obscure n'est pas un obstacle pour le rassemblement de la population de Béthulie, du plus petit jusqu'au plus grand : '' ils allumèrent un feu pour éclairer '' (v. 12-13). La voix de Judith accompagne la lumière : '' Louez Dieu qui […] a broyé nos ennemis par ma main cette nuit '' (v. 14). La supplication silencieuse de 13, 4-5 a été exaucée. C'est maintenant l'heure de la louange.

Le trophée de la victoire est exhibé : non seulement la tête d'Holopherne, mais la moustiquaire. Comment ne pas évoquer ici les scènes d'exhibition à Jérusalem de la tête du grec Nikanor vaincu par Judas Maccabée (1 M 7, 47 ; 2 M 15, 32) ? Ou encore la mort de Saül, sa décapitation et l'exposition de son cadavre sur les remparts de Beth Shéan (1 S 31, 1-13) ? Saül avait néanmoins eu des honneurs funèbres (par les habitants de Yavesh de Galaad). Il n’en sera rien ici.

La scène se termine par une action de grâce de la foule inclinée devant Dieu (v. 17).

Éloge de Judith par Ozias (13, 18-20).
Par son manque de foi, Ozias s’était attiré les reproches de Judith (8, 11-27) puis avait joint ses vux de réussite à ceux des autres anciens (8, 35 et 10, 8). Il reprend ici et développe l’action de grâce de la foule sous forme de bénédiction. La bénédiction de Dieu rejaillit sur Judith. Elle est calquée, d'une part, sur la bénédiction de Melkisédeq par Abraham en Gn 14, 19a et, d'autre part, sur la bénédiction de Yaël par Déborah en Jg 5, 24a. Le langage de la bénédiction est aussi très utilisé dans le roman de Tobit non seulement pour Dieu, mais encore pour les relations entre les hommes (voir Tb 11, 10-15 ou 13, 1-18).

Tactique militaire de Judith (14, 1-4).
Judith présente son analyse de la situation et propose une stratégie. Comme Déborah en Jg 4 – 5, c'est elle le chef de guerre. '' Le plan de Judith, dans ses lignes générales est parfait ; il suppose une connaissance profonde de l'âme humaine, comme on s'y attend de la part d'un bon stratège. Le récit maintient intact l'intérêt des lecteurs et des auditeurs, qui attendent son exacte mise en uvre '' (VILCHEZ, p. 427). Le plan comporte cinq étapes.

Étape n° 1 : suspendre la tête d'Holopherne au créneau du rempart. C’est une exhibition cruelle à l'intention des gens de Béthulie : profaner le chef de l'ennemi vaincu en l'offrant comme proie aux charognards (1 S 17, 54 : Goliath par David ; 1 S 31, 10 et 1 Chr 10, 10 : Saül à Beth Shéan par les Philistins). Or c'est à Scythopolis, nom hellénistique de Beth Shéan qu’avait bivouaqué Holopherne et son armée (Jdt 3, 10). Dans l'histoire tumultueuse du royaume d'Israël, on a encore le meurtre des fils du roi Achab par les anciens de Samarie sur ordre de Jéhu : '' … ils les égorgèrent tous les soixante dix, mirent leurs têtes dans des corbeilles et les lui envoyèrent à Yizréel. […] Jéhu dit : ''Mettez-les en deux tas à l'entrée de la porte jusqu'au matin'' '' (2 R 10, 7-8). Un sort analogue est réservé à Nikanor.

Étape n° 2 : prendre chacun ses armes et sortir de la ville. Étape n° 3 : se donner un chef et feindre de descendre. Étape n° 4 : les Assyriens iront réveiller Holopherne et trouveront le cadavre décapité. Étape n° 5 : ils fuiront, vous les poursuivrez et vous les abattrez.

Nous sommes en présence d'un modèle stratégique particulier. En effet, plus haut, le grand prêtre Yoakim avait demandé aux habitants de Béthulie et de Bethomestaïm de '' tenir les pentes de la région montagneuse, parce qu'elles donnaient accès à la Judée '' (Jdt 4, 6-7). En écartant le choc frontal, en voulant arrêter les troupes ennemies au fond d'une gorge (comme Judas Maccabée à Beth Zacharia, voir 1 M 6, 28-54 ; 2 M 13, 1-22), Judith préconise la guérilla traditionnelle. Comme l'avait dit Yoakim alias Alkime, alias Eliakim (voir encadré, p. XX), ce sont bien '' les villages perchés qui arrêtent l'ennemi en l'empêchant de prendre le contrôle des montées, et non pas une bataille de plaine '' (M.-F. Baslez, Polémologie, 376).

Judith et Akhior (14, 5-10).
En conclusion de son discours, Judith demande à rencontrer Akhior. La rencontre semble avoir avant tout une visée pratique : seul à connaître Holopherne vivant (voir Jdt 5, 5 – 6, 13), Akhior est le seul à pouvoir reconnaître sa tête. Mais c'est aussi pour l'auteur l'occasion d'exprimer son point de vue concernant la conversion – et la circoncision – d'un Ammonite, malgré les dispositions du Code deutéronomique qui excluent de l'assemblée d'Israël Ammonites et Moabites (Dt 23, 4). Un païen peut '' croire fermement en Dieu, se faire circoncire la chair de son prépuce, et s'agréger à la Maison d'Israël '' ; visée universaliste '' presque évangélique '' (J. STEINMANN p. 62). Rappelons que dans le cadre des chap. 1 – 7 Akhior a la même fonction que Judith elle-même pour les chap. 8 – 16.

Akhior tombe '' sur sa face '' et son esprit défaille (v. 6). On peut évoquer ici la réaction de Nabuchodonosor après l’interprétation du songe de la statue (Dn 2, 46) ou celle de Daniel devant la vision éblouissante (Dn 10, 8-9). Toutefois, ce qui pourrait n'être que le fascinans et tremendum devant le sacré, devant la manifestation divine, devient louange et jubilation analogue à la bénédiction de Yaël en Jg 5, 24 ou celle de Balaam pour les tentes de Jacob en Nb 24, 6 : '' Bénie sois-tu dans toutes les tentes de Juda et dans toutes les nations qui seront troublées en entendant ton nom ''.

Akhior a montré sa connaissance de l'histoire d'Israël dans son discours à Holopherne (5, 5-19). Ce n'est pas seulement le peuple d’Israël, ici désigné par '' les tentes de Juda '', qui est invité à bénir Judith, mais encore les nations environnantes. L'universalisme de la bénédiction de Judith s'énonce dans la bouche d'Akhior. Or cet amateur d'histoire réclame le récit de la décollation d'Holopherne : Raconte-moi, non pas ce qui s'est passé, ou comment ça s'est passé, mais '' tout ce que tu as fait ces jours-ci '' (v. 8). Qu'as-tu fait avec ta servante pendant ces quatre jours ? Personne ne le lui a demandé. Il faut que ce soit cet Ammonite prompt à la louange et à la bénédiction qui provoque le récit.

Et Judith raconte. Soulignons que l'aurore ne se lèvera qu'au v. 11. Nous sommes toujours dans cette aube encore obscure au milieu du cinquième jour (car le jour commence le soir, pour se terminer au coucher du soleil). La réception du récit de Judith a deux effets : grands cris et cris joyeux de la part du peuple, et circoncision d'Akhior : '' Il crut fermement en Dieu, se fit circoncire en sa chair, et s'agrégea à la maison d'Israël jusqu'à ce jour ''. Il rejoint ainsi la lignée des païens devenus croyants comme Rahab (Jos 6, 25), Ruth la moabite ou Naaman (2 R 5). Au v. 11, dès que le jour se lève, les habitants de Béthulie mettent en uvre les directives de Judith énoncées en 14, 1-4, à commencer par l’exposition de la tête d’Holopherne.


© Daniel Doré, SBEV / Éd. du Cerf, Cahier Évangile n° 132 (juin 2005) "Le livre de Judith ou la guerre et la foi",  p. 42-44.