« Celui qui traduit un verset littéralement est un menteur ; celui qui ajoute au texte est un sacrilège et un blasphémateur », dit de façon redoutable le Talmud...
« Celui qui traduit un verset littéralement est un menteur ; celui qui ajoute au texte est un sacrilège et un blasphémateur », dit de façon redoutable le Talmud (traité Qiddoushin 49a).Ce propos, attribué à Rabbi Yehuda bar Ilaï, disciple de Rabbi Aqiba (IIe s. de notre ère), pourrait paralyser. Il souligne surtout la responsabilité du traducteur vis-à-vis du texte sacré.
L’audace et le risque
Toute entreprise de traduction affronte un certain nombre d’enjeux. En effet, il n’y a aucune traduction standard. La traduction rencontre toujours un destinataire ou un lecteur différent, enraciné culturellement de façon toujours particulière, portant toujours une forme de sensibilité ou d’attention différente. Et ce qui est vrai du lecteur l’est aussi du traducteur. Tout lecteur est unique, même s’il appartient presque toujours à une communauté – au sens large – de lecture. Pour le dire d’un mot, traduire est toujours un parti pris, car c’est toujours choisir l’approximation à la fois la plus belle et la plus audacieuse pour faire droit au texte que l’on traduit… et peut-être au lecteur ! Traduire est toujours un risque et une audace.
Vers 130 av. J.C., le traducteur grec du livre de Ben Sira le remarquait déjà dans une sorte de « Prologue du traducteur » de trente-cinq lignes. Après avoir consacré « beaucoup de veilles et de science à mener à bien ce travail » (li. 31), il appelait très lucidement la bienveillance de son lecteur, dans des mots auxquels tout traducteur ne peut que souscrire : « Vous êtes donc invités à en faire la lecture avec une bienveillante attention et à vous montrer indulgents là où, en dépit de nos efforts d’interprétation, nous pourrions sembler avoir échoué à rendre quelque expression. En effet, il n’y a pas d’équivalence entre des choses exprimées originairement en hébreu et leur traduction dans une autre langue. Bien plus, si l’on considère la Loi elle-même, les Prophètes et les autres livres, leur traduction diffère considérablement de ce qu’exprime le texte original » (li. 15-25).
Dans ces dernières phrases, il laisse échapper une double conviction : la traduction ne remplace pas l’original mais elle est pourtant nécessaire !
La finale du Prologue reviendra sur l’objectif d’une publication engagée « à l’intention de ceux qui en exil aiment l’étude et veulent adapter leur comportement pour vivre en conformité avec la Loi » (li. 33-35). Au terme de son labeur (dont la traduction gardera la trace), le traducteur s’efface pour laisser résonner seulement la Parole, libre pour le croyant et disponible pour tout lecteur.
L’éditeur du livre de Ben Sira parlait hébreu et grec et ne peut se défendre – à moins qu’il ne s’agisse d’une humilité feinte – d’un vague sentiment d’échec. En contraste, à plusieurs siècles d’écart, il n’est pas inintéressant d’écouter le propos plus optimiste d’un autre bilingue, chinois et français cette fois-ci, le poète et philosophe François Cheng.
Des langues en dialogue
François Cheng est chinois. Venu en Angleterre puis en France après la Seconde guerre mondiale, il fit choix de demeurer en France comme exilé au moment où la chape du régime communiste tombait lourdement sur la Chine. Il resta en France par passion : celle de connaître la langue, d’y lire les poètes, de devenir lui-même poète et écrivain, au cœur de son enseignement universitaire. Aujourd’hui membre de l’Académie française, il a formalisé son expérience d’exode intérieur dans un petit livre magnifique, intitulé Le Dialogue. Une passion pour la langue française (2002).
Il y analyse ce que signifie passer à une autre langue. C’est, dit-il, « nommer à neuf les choses, y compris mon propre vécu » (p. 79), changer de représentations sur soi, sur son histoire, sur le monde. « Nommer, c’est posséder », disait Sartre. Nommer autrement, c’est se déposséder, dit Cheng, c’est entrer en mue, en métamorphose… C’est penser autrement, et finalement être autre !
En Cheng, deux langues cohabitent, « deux langues de nature si différente qu’elles creusent entre elles le plus grand écart qu’on puisse imaginer ». Aussi une sorte de hiérarchie s’est mise en place : « J’ai opté finalement pour une des deux langues, l’adoptant comme outil de création, sans que pour autant l’autre, celle dite simplement maternelle, soit effacée purement et simplement. Mise en sourdine pour ainsi dire, cette dernière s’est transmuée, elle, en une interlocutrice fidèle mais discrète, d’autant plus efficace que ses murmures, alimentant mon inconscient, me fournissaient sans cesse des images à métamorphoser, des nostalgies à combler » (p. 8).
À chaque langue est liée une culture particulière, à savoir « le produit collectif d’un grand groupe de personnes vivant ensemble et qui mettent justement en valeur leur part partageable ». Cette part est une chance et aucune culture ne peut former un « bloc si irréductible qu’elle serait réfractaire à la transmission par rapport à une autre culture » (p. 13). Cheng a donc commencé par traduire en chinois des poètes français et, de là, il a écrit sa propre poésie, en français. Chinois, il appréhende la nature poétique de la langue française par le jeu des formes et des sons, comme si les mots français étaient des idéogrammes. Ainsi, grâce à la poésie, le dialogue entre ses deux langues et cultures « ne se présente pas sous la forme conventionnelle de “questions-réponses” ; il est “commune présence” – selon l’expression […] de René Char – qui toujours s’élève, fruit d’échange sans fin » (p. 72).
L’échange, dit-il ailleurs, s’élabore en trois étapes – reprises à un maître du bouddhisme – « Voir la montagne / Ne plus voir la montagne / Re-voir la montagne » (p. 65).
Ces trois étapes pourraient nous aider à approcher le mouvement fondamental qui traverse le traducteur.
« La première étape indique l’état ordinaire dans lequel la montagne s’offre à notre vue sous son aspect extérieur auquel on s’habitue, sans se demander d’où vient le mystère de sa présence, quelle richesse nous pouvons tirer d’un lien secret avec elle. » Cette première étape correspondrait à la lecture du texte à traduire, dans sa langue originelle, son opacité, sa beauté.
« La deuxième étape est l’état d’obscurité, voire d’aveuglement où on se trouve ; on est contraint d’exercer le Troisième œil qui apprend à voir la présence de l’autre de l’intérieur, d’assister à ce par quoi l’autre advient et, du coup, à voir ce par quoi soi-même advient. » Dans l’épreuve de la traduction, la confrontation avec la langue et la culture du texte étranger passe par le décentrement de soi.
« Parvenu à la troisième étape, le sujet ne se trouve plus dans une position de vis-à-vis par rapport à l’objet, il se laisse pénétrer par l’autre en sorte que sujet et objet sont en devenir réciproque, un va-et-vient de présence à présence. Le Revoir est une illumination qui rappelle que le propos de la vraie vie n’est pas la domination mais la communion. » La traduction finale du texte dans une autre langue et une autre culture va-t-elle jusqu’à cette communion ? Peut-être – et alors elle est réussie – y a-t-il quelque chose de cela qui passe entre le texte et le lecteur.
Le propos de F. Cheng est tout de sagesse. Et la sagesse est une bonne porte d’entrée pour la Bible.
Vivre selon la Loi / l’Évangile
En fait, dans l’Antiquité, « la Bible » n’existe pas. Le nom, d’origine latine, vient du grec : biblia (lat., fém. sing.) transcrit et unifie ta biblia (gr., neutre plur.). D’emblée, le terme est transhumance, passage, traduction.
Il est chrétien et non pas juif. Chrétien, il désigne un livre – ou ensemble de livres – divisé en deux parties : Ancien et Nouveau Testaments. « Testament » vient du latin testamentum, équivalent du grec diathèkè qui, lui-même, traduit l’hébreu berith, « alliance, contrat ». Encore des passages.
La Torah ou « Loi » de Moïse, cœur du judaïsme réfracté en cinq livres, est sépher ha-berith, « livre de l’alliance » (Ex 24,7 ; 2 R 23,2), engagement du Seigneur Dieu envers le peuple d’Israël et appel à la réponse de celui-ci. Reprenant une formule tirée du prophète Jérémie, les chrétiens s’identifient comme vivant sous le régime de la « nouvelle alliance » – et ils le disent en grec : kainè diathèkè (Jr 31,31 et Lc 22,20). L’engagement divin, proclament-ils, a en effet trouvé son plus haut point dans le sang versé de Jésus : « Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son fils unique… » (Jn 3,16).
« Commencement de l’Évangile de Jésus, le Christ, le Fils de Dieu… », tel est l’incipit du récit de Marc (Mc 1,1) qui raconte cet amour. Rédigé en grec, il est truffé de sémitismes (traces du milieu de Jésus et de ses premiers disciples) et de latinismes (présence des premiers destinataires de l’œuvre).
« Évangile » vient du latin evangelium, forgé sur le grec euangelion. Le mot source en hébreu, assez banal, est bessorah, « bonne nouvelle ». Traduit en grec dans la Septante juive, repris par les chrétiens, euangelion va connaître la fortune que l’on sait. Bien avant Jérôme et la Vulgate, les traducteurs latins, au lieu de trouver un équivalent, n’ont pas hésité : ils l’ont translittéré, soulignant la nouveauté de l’alliance et l’inouï du salut de Dieu. Ainsi va l’élargissement du vocabulaire, migrant d’une culture à l’autre.
Le Nouveau Testament irradie de l’Évangile. Il est également pétri des Écritures – ce que nous appelons Ancien ou Premier Testament. « Testament », tout comme testamentum, est polysémique : « alliance » peut-être, mais surtout acte notarié, passage d’une génération à l’autre. Or, ici, le contrat qui fait autorité n’est pas seulement une pièce de droit (il l’est aussi – voir le Décalogue et les codes législatifs), il est littérature qui emprunte à tous les genres : narratifs, judiciaires, argumentatifs, poétiques… La Bible, Ancien et Nouveau Testaments, est bibliothèque avant d’être livre. Un bibliothèque constituée au fur et à mesure de l’histoire d’un peuple, agrandie, transmise – transmise et donc traduite.
C’est afin que d’autres, hors de la terre d’Israël, puissent adapter un comportement « pour vivre selon la Loi » que le petit-fils de Ben Sira, évoqué plus haut, a entrepris son œuvre de traduction. À son époque (IIe s. av. J.C.), les livres de la Loi de Moïse ont déjà été traduits en grec par les Septante. Le croyant « en exil » dispose d’un corpus à la fois multiforme et limité en nombre, le tout organisé en trois ensemble : Loi, Prophètes, autres Écrits.
Aujourd’hui, à la suite d’une décision rabbinique du iie siècle de notre ère, la liste des Écritures juives comprend vingt-quatre livres en hébreu (les titres sont ceux qui sont passés à travers la Bible chrétienne) :
– la « Loi » : Genèse, Exode, Lévitique, Nombres, Deutéronome ;
– les « Prophètes » : Josué, Juges, Samuel (en deux tomes), Rois (en deux tomes), Ésaïe, Jérémie, Ézéchiel, les Douze [rassemblement de Osée, Joël, Amos, Abdias, Jonas, Michée, Nahum, Habaquq, Sophonie, Aggée, Zacharie, Malachie] ;
– les « Écrits » : Psaumes, Proverbes, Job, Cantique des cantiques, Ruth, Lamentations, Qohélet, Esther, Daniel, Esdras-Néhémie, Chroniques (en deux tomes).
De la liste juive aux canons chrétiens
Du IIIe avant J.C. au IIe siècle après, tant que la liste n’a pas été arrêtée par les autorités rabbiniques, les juifs d’Alexandrie ont disposé d’un corpus variable. Dans la Septante, on a ainsi des versions plus longues des livres de Jérémie, d’Esther et de Daniel, et des « Écrits » fort divers : Ben Sira (ou Siracide), mais aussi le livre de la Sagesse, deux récits romancés (Judith et Tobit), des œuvres raccrochées au prophète Jérémie (Baruch et la Lettre de Jérémie), au sage Esdras (3e livre d’Esdras, Apocalypse d’Esdras [base du futur 4e livre d’Esdras]), au mythique Énoch (Livre d’Énoch), des récits placés sous l’autorité de martyrs célèbres (quatre livres dit « des Maccabées »), des psaumes (les Odes), etc. Ces livres grecs, les rabbins les mettront « à l’extérieur » de leurs Écritures saintes.
Reprenant une partie de ces livres, en ajoutant d’autres concernant Jésus, les Églises vont se mettre d’accord sur une liste officielle d’Écritures saintes (le « canon ») dans un classement, pour l’Ancien Testament, assez différent de celui des rabbins : Loi (Pentateuque) / Histoire / Poésie et sagesse / Prophètes.
Pour l’Ancien Testament, de l’Orient à l’Occident, toutes confessions confondues, trente-neuf livres forment un socle indiscuté :
– Pentateuque : Genèse, Exode, Lévitique, Nombres, Deutéronome ;
– Livres historiques : Josué, Juges, Ruth, 1 et 2 Samuel, 1 et 2 Rois, 1 et 2 Chroniques, Esdras, Néhémie, Esther ;
– Livres poétiques et sapientiaux : Job, Psaumes, Proverbes, Ecclésiaste [= Qohélet], Cantique des cantiques ;
– Livres prophétiques : Isaïe, Jérémie (+ Lamentations), Ézéchiel, Daniel, Osée, Joël, Amos, Abdias, Jonas, Michée, Nahum, Habaquq, Sophonie, Aggée, Zacharie, Malachie.
Ces trente-neuf livres correspondent exactement aux vingt-quatre livres de la liste juive, Samuel, Rois, Chroniques, Esdras-Néhémie étant dédoublés et les Douze cessant d’être considérés comme un livre unique.
À ces trente-neuf livres, les catholiques et les orthodoxes ajoutent plusieurs écrits qui viennent de la Septante grecque.
Les catholiques en considèrent sept comme « deutérocanoniques » (ou « du deuxième canon », terme forgé en 1566) : Judith, Tobit, 1 et 2 Maccabées, Sagesse, Ecclésiastique [Siracide], Baruch (+ Lettre de Jérémie). Sont considérés également comme deutérocanoniques les ajouts grecs aux livres d’Esther – six compléments importants désignés dans les traductions modernes par des lettres de l’alphabet – et de Daniel : Prière d’Azarias et Cantique des trois jeunes gens (Dn grec 3,24-90), Histoire de Suzanne (Dn grec 13), Bel et le Dragon (Dn grec 14). En 1546, le concile de Trente a avalisé cette liste. Le canon catholique de l’A.T. est donc de 46 livres.
Les orthodoxes ajoutent à ces textes d’autres livres présents dans certains manuscrits de la Septante : 3 Esdras, 3 et 4 Maccabées, Prière de Manassé, Psaume 151 ; les Russes joignent 4 Esdras (traduit d’après la Vulgate), les Arméniens et les Éthiopiens en ont encore d’autres. Ces livres sont appelés anagignoskomena, c’est-à-dire « autorisés à la lecture ». Suivant les Églises, le canon orthodoxe de l’A.T. atteint ou dépasse 52 livres.
Les protestants refusent les livres supplémentaires admis par les catholiques et les orthodoxes et les qualifient d’« apocryphes », c’est-à-dire « livres non retenus comme Saintes Écritures, qui sont pourtant utiles et bons à lire » (Luther). Le canon protestant strict de l’A.T. est de 39 livres – mais celui des anglicans, de 49.
Pour le Nouveau Testament, vingt-sept ouvrages ont peu à peu été sélectionnés : quatre évangiles (Matthieu, Marc, Luc, Jean), un livre des Actes des apôtres, quatorze lettres (ou épîtres) attribuées à Paul (Romains, 1 et 2 Corinthiens, Galates, Éphésiens, Philippiens, Colossiens, 1 et 2 Thessaloniciens, 1 et 2 Timothée, Tite, Philémon ; on y ajoute l’épître aux Hébreux), sept lettres « catholiques » (= universelles : Jacques, 1 et 2 Pierre, 1, 2 et 3 Jean, Jude), et l’Apocalypse de Jean. Cette sélection s’est faite lentement, des manuscrits grecs du IVe siècle portant des écrits qui ont finalement été écartés comme la Lettre de Barnabé ou le Pasteur d’Hermas.
Sans doute transmis de façon indépendante, puis regroupés pour les besoins de la liturgie ou de l’étude, ces multiples livres ont trouvé leur reliure définitive au XIIe siècle. La bibliothèque des livres sacrés est devenue alors la Biblia Sacra. L’unité théologique a pu recouvrir le métissage des textes – hébreu, araméen, grec, latin, etc. –, elle ne l’a jamais complètement étouffé.
© Jacques Nieuviarts et Gérard Billon, SBEV / Éd. du Cerf, Cahier Évangile n° 157 (septembre 2011), "Traduire la Bible en français", p. 4-9.