Les textes les plus dérangeants sont ceux qui soulignent que la terre promise était déjà peuplée par plusieurs groupes humains (voir Ex 3,8 ; 6,2-4 ; 23,23-33 ; 33,1-3 ; 34,11-15 ; Nb 21,1-3.21-35 ; 33,50-56 ; Dt 2,33-36 ; 7,1-6 ; 9,1-6 ; 20,16-18). Selon le Deutéronome, ce sont sept nations qui sont chassées (Dt 7,1). Dans la Genèse, elles sont dix (Gn 15,19-21). Quelle que soit la réalité historique de ces passages, il est certain qu’Israël, en particulier au retour d’exil, a toujours su que la terre qu’il revendiquait était habitée par d’autres populations.
C’est surtout le sort réservé à ces peuples qui choque le lecteur moderne. Dieu prend la terre à certains pour la donner à d’autres. De plus, quelques passages décrivent le sort infligé à ces populations en des termes brutaux, parfois attribués à Dieu lui-même :
« Sache aujourd’hui que c’est le Seigneur ton Dieu qui va passer devant toi, comme un feu dévorant qui les détruira et c’est lui qui va te les soumettre ; alors tu les déposséderas et tu les feras périr promptement, comme te l’a dit le Seigneur » (Dt 9,3 ; voir Ex 23,24 ; Dt 7,16-22 ; 20,16-18). Ces motifs sont repris avec lyrisme dans plusieurs psaumes qui chantent le Dieu de l’histoire (Ps 78,54-55 ; 80,9 ; 105,43-44). Dieu serait-il responsable de ce qui ressemble à une purification ethnique ?
Une telle question doit conduire le lecteur à se mettre au clair avec ce qu’il met derrière l’expression « Parole de Dieu ». Ces textes reflètent une société où la violence est à l’œuvre en Israël comme chez les peuples voisins. Or, nous-mêmes, après vingt siècles de christianisme, avons inventé des barbaries bien plus destructrices. Aujourd’hui comme hier, les ressorts les redoutables d’une telle violence sont les mêmes : héritages du passé, guerres d’invasion, conflits de frontières, disputes autour de régions revendiquées par deux nations, etc. La Parole de Dieu ne cesse pas d’être une parole humaine. Quel que soit notre désir, la lettre demeure. C’est sans doute dans l’acte de lecture que ces scandales doivent être surmontés…
Cela ne doit pas faire oublier la hauteur spirituelle de nombreuses lois du Deutéronome qui manifestent un grand respect pour les plus faibles, en particulier l’émigré qui ne fait pas partie du peuple élu. Le fondement de ce respect échappe à la contingence, car il repose sur l’identité de Dieu et sur son agir :
« C’est le Seigneur votre Dieu qui est le Dieu des dieux et le Seigneur des seigneurs, le Dieu grand, puissant et redoutable, l’impartial et l’incorruptible, qui rend justice à l’orphelin et à la veuve, et qui aime l’émigré en lui donnant du pain et un manteau. Vous aimerez l’émigré, car au pays d’Égypte vous étiez des émigrés » (Dt 10,17-19).
L’Israélite est ainsi invité à se comporter comme Dieu lui-même : « aimer l’émigré » comme Dieu l’aime, c’est lui donner
« du pain et un manteau ». Ce qui donne du sens à cette pratique, c’est son enracinement dans l’histoire du salut :
« car au pays d’Égypte vous étiez des émigrés ». Plus qu’une démarche humanitaire, c’est un appel pressant à prendre pour modèle le Dieu bienveillant et miséricordieux envers l’exclu(voir aussi Dt 14,29 ; 16,11.14 ; 24,19-21 ; 26,12-13). Pour qu’il n’y ait aucun doute possible, le respect des plus faibles est formulé comme un interdit qui appelle le châtiment sur celui qui ne le respecte pas :
« Maudit, celui qui triche avec le droit de l’émigré, de l’orphelin et de la veuve ! Et tout le peuple dira : Amen » (27,19).
© Alain Marchadour
Cahier Évangile n° 162 (décembre 2012) p. 22-23.