Dans la première partie de cet article (voir C.E. n° 169, pp. 51-57), nous avons d’abord survolé l’histoire des traductions interconfessionnelles : « La promotion des traductions communes de la Bible participe à l’effort œcuménique » (Benoît XVI, Exhortation apostolique Verbum Domini, 2010, n° 46). Puis nous nous sommes attachés aux traductions elles-mêmes et aux modèles qu’elles ont suivis, le premier étant celui des traductions littérales selon l’axe de « l’équivalence formelle », habituel depuis Louis Segond et la Bible de Jérusalem. Nous allons en aborder deux autres : les traductions en langage courant et les traductions liturgiques.

            Par Stefan Munteanu. Institut de théologie orthodoxe Saint-Serge (Paris)

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Les limites relevées précédemment n’empêchent pas l’usage privilégié de l’« équivalence formelle » pour la plupart des traductions et des révisions. Bien des spécialistes, y compris dans l’Alliance biblique universelle (A.B.U.), soutiennent d’ailleurs que la forme du texte original possède un rôle ou une fonction pour exprimer et communiquer le contenu.

Dans la pratique, on observe que les traductions interconfessionnelles littérales, telle que la T.O.B., sont plutôt utilisées par les personnes et les groupes qui pratiquent la lecture et l’étude suivies de la Bible, et qui désirent approfondir leurs connaissances. Évitant d’avoir à consulter des documents parfois très dispersés, ces traductions offrent la possibilité de trouver une réponse efficace et rapide à beaucoup de questions. En raison de l’abondance du paratexte (notes, introductions, tableaux, index, etc.) on les qualifie de « bibles d’étude ».

Les traductions en langage courant

Au contraire des traductions littérales, celles en langage courant sont réalisées selon la méthode d’« équivalence fonctionnelle » conceptualisée par Eugene A. Nida. Leur but n’est pas de reproduire la forme du texte original, mais son contenu sémantique, sa fonction et sa lisibilité dans la langue d’arrivée. Par le style littéraire et le recours à des termes et des formes linguistiques facilement compréhensibles, le traducteur se propose de transmettre aux lecteurs d’aujourd’hui un texte qui reproduise le sens tel qu’il était compris par les premiers destinataires et de provoquer chez eux les mêmes réactions. Pour cela, il procède selon une triple démarche.

● l’analyse du texte source (constructions grammaticales, sens des mots et des expressions) ;

● le transfert dans l’esprit du traducteur (transposition du texte analysé de la langue source à la langue d’arrivée) ;

● la restructuration dans la langue d’arrivée (les matériaux textuels transposés deviennent un texte cohérent afin que le message soit intelligible pour les destinataires).

Dans ces dernières décennies, la plupart des projets réalisés au sein de l’A.B.U. ont été préparés sur la base de cette méthode. En français, cela a donné deux traductions. La première, la Bible en français courant (1982, 1997) a été utilisée pour deux éditions annotées : La Bible expliquée (2004) et ZeBible (2011). La seconde, la Bible, parole de Vie (2000, 2002) se caractérise par un niveau de langue plus simple, à la fois dans sa syntaxe et son vocabulaire, limité à 3 500 mots usuels.

Les traits dominants de ces traductions peuvent être définis ainsi :

a) La grammaire est totalement correcte. Le traducteur est libre de changer certains rapports du texte original. Par exemple, un terme peut changer de position ou de classe grammaticale, un substantif devenir un verbe, un terme composé ou un adjectif, etc.

b) Le choix du lexique tend à ce que la traduction paraisse « naturelle ». Le traducteur évite les termes archaïques, les expressions littérales, le calque ou la translittération. Autant que possible, il ne délègue pas aux notes le rôle de transmettre le sens. Au contraire, il cherche les meilleurs équivalents sémantiques, homogènes à la culture du nouveau destinataire, y compris pour les images ou formules idiomatiques.

c) Pour des raisons aussi pragmatiques que missionnaires, la traduction suppose que le destinataire réagira au message, comme cela avait été le cas pour le destinataire original. La réaction peut engager le début d’un dialogue, non seulement entre le destinataire et le texte, mais surtout entre ce destinataire et Dieu.

d) La traduction cherche à reproduire la « fonction » du sens imposée par le contexte : informative, expressive ou impérative. S’il le faut, la forme sera sensiblement modifiée. Il importe de transposer sur les nouveaux destinataires les effets originaux voulus : cognitifs, affectifs, volitifs, etc.

e) Par son vocabulaire et sa syntaxe, le texte traduit doit être facilement compréhensible lorsqu’il est lu à haute voix. Un texte intelligible à l’audition a toutes les chances de l’être lors d’une lecture silencieuse.

f) En complément, les éditions apportent des solutions fonctionnelles aux problèmes de mise en page du texte pour en faciliter la lecture, proposent des équivalences modernes pour les poids et mesures, privilégient l’emploi d’un langage inclusif là où le texte original concerne les personnes des deux sexes.

Ces principes de traduction sont destinés à rendre le message facilement compréhensible par tout le monde. Avec son objectif ambitieux, la méthode exige des traducteurs éprouvés. Elle présente néanmoins des limites :

a) Certains biblistes considèrent que l’approche est excessivement idéaliste et reste éloignée des difficultés concrètes de la traduction : traitement des noms propres, des jeux de mots et des métaphores, des mots qui n’ont qu’une seule occurrence, des contradictions et autres imprécisions apparentes du texte original.

b) Elle concurrence ouvertement les traductions littérales. Pour Nida, la fidélité est plus grande dans l’équivalence fonctionnelle que dans l’équivalence formelle. Il y a d’ailleurs quelque chose de subversif dans une méthode qui veut permettre d’accéder au sens des Saintes Écritures sans aucune médiation de la part des prêtres et pasteurs, théologiens ou biblistes.

c) La triple démarche « analyse-transfert-restructuration » peut-elle se passer des liens avec le contexte littéraire, proche ou lointain ? De plus une bonne connaissance du « monde » biblique (géographie, histoire, archéologie, cultures, littératures) n’est-elle pas indispensable pour appréhender les circonstances dans lesquelles le texte a vu le jour ?

d) L’analyse du texte source doit s’attacher à déterminer toutes les fonctions du langage qui le caractérise, afin de les respecter dans la restructuration du texte récepteur. Mais n’est-ce pas utopique ?

e) Une traduction trop proche, dans son langage, des nouveaux destinataires risque de couper la Bible de ses racines, non seulement linguistiques et historiques, mais aussi théologiques, spirituelles et patristiques[1].

f) Il est souvent difficile de préciser quels étaient les premiers destinataires. De plus, comprenaient-ils tous les aspects du message qui leur était adressé ? Le sens d’un texte est-il isolable ? « Une bonne traduction peut explicitement se proposer de ne pas communiquer le sens absolu, mais un moment du sens » (C. Buzzetti).

La méthode proposée par Nida est donc délicate à mener. Mais elle a évolué et, l’expérience aidant, les principes sont aujourd’hui moins contestés. Dans le cadre des projets interconfessionnels, les traducteurs essayent d’intégrer davantage dans leur travail la forme du texte original et donnent leur importance au style et aux fonctions du langage.

Les traductions en langage courant répondent aux besoins de l’enseignement religieux, de l’évangélisation, de la communication du message biblique à des personnes qui ignorent tout des langues originales. Certains prêtres et pasteurs les considèrent même supérieures à d’autres versions, tant pour la lecture privée que publique.

Les traductions liturgiques

Pour les messes, les célébrations ou autres offices communautaires, les traductions littérales et en langage courant ne conviennent pas toujours. Une traduction liturgique requiert en effet plusieurs qualités : une lecture accommodée pour la récitation en commun, pour la prière communautaire ou individuelle et pour le chant de l’assemblée ; une grande fidélité à la forme même du texte original ; un style et un rythme appropriés ; un niveau de langage à la fois digne et accessible aux divers participants ; des phrases bien structurées et pas trop longues, etc. En bref, on attend d’une traduction liturgique qu’elle soit totalement enracinée dans le texte source et, en même temps, qu’elle puisse être facilement proclamée à haute voix.

En théorie, ce modèle de traduction ne soulève pas de problèmes particuliers de type œcuménique. En réalité, les traductions interconfessionnelles liturgiques sont peu nombreuses[2]. Elles comportent en effet quelques exigences :

a) Une traduction liturgique demande que l’attention soit portée non seulement sur le texte original et les destinataires, mais aussi sur la correspondance entre le langage utilisé pendant les célébrations et celui des des Saintes Écritures. C’est la raison pour laquelle l’orthodoxie, favorable à la traduction de la Bible dans toutes les langues, est cependant peu disposée à introduire dans la liturgie des traductions vernaculaires. Elle tient à maintenir une continuité « organique » entre le langage liturgique et les textes bibliques lus dans la liturgie. Chez les grecs et les slaves, dans la mesure où la langue liturgique constitue un état archaïque de la langue parlée, on pratique, particulièrement dans la diaspora, une double lecture des Saintes Écritures : le texte ancien grec, ou slavon, est suivi d’une traduction moderne.

b) Les traductions liturgiques ne peuvent s’éloigner du sens traditionnel. La parole de Dieu est à la foi source de la prière liturgique, de la catéchèse et de la théologie. Il est donc important que l’on reconnaisse le texte biblique. C’est ainsi que la nouvelle version catholique, la Bible, traduction officielle liturgique (2013), a préféré, en Luc 1,28, l’expression « Je te salue » au « Réjouis-toi » plus littéral, le choix permettant aux fidèles de retrouver l’origine biblique de la prière Ave Maria (« Je vous salue Marie »).

c) Pour éviter les ambiguïtés dues à l’homophonie, il est bon que les traductions soient expérimentées en lecture publique pour que les auditeurs puissent signaler ce qui ne va pas, tant du point de vue du vocabulaire que de celui de la phonétique (voir les exemples dans le C.E. n°167, mars 2014, p. 61).

d) Élaborer une traduction limpide à première lecture entraîne le risque de paraphrase. Plutôt que de proposer des correspondances et des formulations absentes du texte original, il est préférable de donner une traduction plus difficile mais littérale qui deviendra accessible ensuite grâce à la prédication et à la catéchèse.

e) À cause d’une certaine usure du langage, les traductions liturgiques ont besoin d’être périodiquement améliorées, mais tout changement n’est pas nécessairement un progrès. La proclamation de la parole de Dieu dans l’assemblée demande une certaine stabilité du texte. C’est ainsi que la Bible, traduction officielle liturgique de 2013 n’a pas touché aux Psaumes, car « il eût été importun de forcer les fidèles à “dé-mémoriser” les Psaumes qu’ils pratiquent depuis des décennies, et qui (selon les experts) n’appelaient pas de modifications utiles » (H. Delhougne).

Répondre à toutes ces exigences est une opération complexe où apparaissent les particularités confessionnelles : chez les orthodoxes, la traduction s’effectue à partir du texte grec de la Septante pour l’Ancien Testament et du texte byzantin pour le Nouveau ; chez les catholiques, elle se fait sur l’hébreu et le grec mais en harmonie avec le texte latin de la Néo-Vulgate ; et enfin, chez les protestants, elle se fait à partir des textes originaux.

Le seul exemple de traduction liturgique interconfessionnelle dans le monde francophone est le Psautier, version œcuménique, texte liturgique (1977, différent du Psautier de la T.O.B.) en usage chez les protestants et les catholiques. La traduction a été faite à partir du texte hébreu massorétique et, lorsque celui-ci présentait des difficultés, on a recouru à d’autres manuscrits hébreux ou des versions anciennes (Septante et Vulgate). Bien sûr, cette option exclut l’usage du Psautier par les orthodoxes : le choix de l’hébreu comme texte de base pour la traduction des Psaumes va à l’encontre de toute la tradition liturgique dans l’Église orthodoxe qui se situe dans le sillage du texte grec de la Septante.

Conclusions

1) Les traductions interconfessionnelles réalisées jusqu’à présent cherchent à communiquer la parole de Dieu à des destinataires fort divers, tant par leurs milieux sociaux et culturels que par leurs besoins pastoraux et liturgiques. Leur rôle n’est pas de remplacer les traductions déjà existantes dans chaque tradition ecclésiale, mais de leur être complémentaires.

2) Fruits de compétences multiples attelées dans un projet commun, elles font comprendre qu’une traduction biblique n’est jamais satisfaisante car il n’y a pas d’équivalences qui se recouvrent parfaitement. De ce fait, même pour une traduction préparée avec le plus grand soin, il faut prévoir de constantes révisions et améliorations selon l’évolution du langage, des méthodes et des finalités de communication.

3) Bien qu’à l’heure actuelle la Bible soit traduite et distribuée à une échelle mondiale, on ne peut pas dire qu’elle soit encore « accessible à tous ». Pour répondre aux problèmes d’évangélisation et de transmission de la foi, il ne suffit pas de rendre le message biblique dans le langage et la sensibilité de l’homme moderne à travers une bonne méthode de traduction. Il faut tenir également compte du contenu de la tradition ecclésiale, liturgique et spirituelle des destinataires. Les traductions interconfessionnelles, éléments importants du chemin œcuménique, peuvent servir de base à l’évangélisation, mais ne peuvent la remplacer.

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Encadré : Par-delà l’œcuménisme

Le début des années 2000 a vu paraître des traductions françaises qui montrent la porosité des frontières confessionnelles.

Ainsi La Bible, nouvelle traduction (Bayard, 2000). D’une part, cette publication a fait œuvrer des biblistes protestants, catholiques, juifs et des écrivains chrétiens, juifs ou agnostiques. D’autre part, elle a brisé l’alternative entre « équivalence formelle » et « équivalence fonctionnelle » en privilégiant le travail d’écriture dans la langue d’arrivée. Il y a là un manifeste littéraire comparable à l’aménagement des lieux de culte par des artistes qui, divers par leurs convictions religieuses, mettent leur talent au service d’un projet qui les dépasse (voir l’église Notre-Dame-de-Toute-Grâce du plateau d'Assy, vers 1950).

Quant à La Nouvelle Bible Segond (2002), véritable bible d’étude proche de l’« équivalence formelle », elle a su conjuguer des compétences issues des différentes tendances du protestantisme francophone et faire appel à des catholiques. Renouant avec une tradition réformée ancienne, elle est dotée d’un important et remarquable paratexte. Elle reste cependant résolument dans la sphère du protestantisme, ne serait-ce que par son titre et le choix du canon (les deutérocanoniques en sont absents.

Ces deux exemples montrent néanmoins qu’aujourd’hui les divergences confessionnelles ne sont plus des barrières.



[1] Sur ce point, la tradition orthodoxe peut apporter sa contribution : non pas en remplaçant l’équivalence fonctionnelle par une autre approche complètement différente, mais en résolvant nombre de préoccupations exprimées par les critiques littéraires par le souci pastoral et liturgique de rendre le texte plus accessible aux fidèles.

[2] La Bible allemande Einheitsübersetzung (1980) est l’un des rares exemples de traduction liturgique interconfessionnelle. Son texte fut approuvé et recommandé pour la lecture pendant les offices ainsi que pour la catéchèse. En raison des divergences sur les livres deutérocanoniques, les autorités catholiques approuvèrent l’ensemble de la traduction tandis que les évangélistes n’approuvèrent que celle du Nouveau Testament et des Psaumes. Lors de la révision du texte, en 2005, la partie protestante a quitté l’entreprise car elle s’est vu imposer par la partie catholique l’application de l’instruction romaine Liturgiam authenticam (2001 ; sur cette instruction, voir le C.E. n° 167, mars 2014, p. 61).