Dans la sphère du service, l’évangile de Jean n’utilise jamais le mot diakonia...

Dans la sphère du service, l’évangile de Jean n’utilise jamais le mot diakonia et peu le verbe diakoneô (pour Marthe en Jn 12,2 et pour le disciple en 12,26). Quant au diakonos, nous le trouvons en Jn 2,5.9 (Cana) et Jn 12,26 (pour le disciple qui suit Jésus). Par contre, le mot doulos est privilégié (Jn 4,51 ; 18,10.18.26) ; ainsi dans le logion central qui interprète le signe du lavement des pieds : « Amen, amen, je vous le dis, un serviteur n’est pas plus grand que son seigneur, ni un envoyé plus grand que celui qui l’a envoyé » (Jn 13,16 ; voir également 15,15).

Le lavement des pieds comme signe

Le lavement des pieds est incontestablement un signe, au sens le plus fondamental. Même s’il ne figure pas au nombre des sèméia qui jalonnent le « livre des Signes » (Jn 1–12), il fonctionne de manière tout à fait semblable. Il tient même une place unique, à cause de sa situation stratégique au début du « livre de l’Heure » (Jn 13–21) et à cause de sa concentration christologique. Au même niveau que les récits de l’institution eucharistique chez les synoptiques, le lavement des pieds dit le sens de toute la vie de Jésus, y compris le « jusqu’au bout » de la croix et, en conséquence, de toute la vie de ses disciples.

Le lavement des pieds a donc un sens « sacramentel », non pas comme désignant un sacrement parmi d’autres, mais en tant que le sacrement est rencontre de Jésus qui sauve, réalité humaine qui met en relation avec Dieu, lieu où la grâce se fait visible. Convenons maintenant d’appeler « service » ce que signifie ce geste et examinons-en différents aspects.

Le service comme règle de vie en Église

La dimension éthique du lavement des pieds est évidente (cf. v. 12-15) : c’est ainsi qu’il faut se comporter en Église, comme d’ailleurs dans toute société qui veut vivre en harmonie. Mais plusieurs traits mettent le lecteur en éveil : d’abord la façon dont cette action était considérée dans l’environnement culturel du N.T., réservée au dernier des derniers ; ensuite la réaction scandalisée de Pierre ; enfin les paroles explicatives de Jésus. Il y a là quelque chose de surprenant. Ce qui est signifié va plus loin que le simple fait de se rendre mutuellement service.

Le service comme amour gratuit

Par le lavement des pieds, Jésus signifie son amour pour les disciples et il les invite à agir de même les uns avec les autres. Mais l’amour-agapè n’est pas réservée à « ceux qui vous aiment » (voir déjà Mt 5,46). Il est vrai que Jésus « commande » aux disciples de s’aimer « les uns les autres » (Jn 13,34 ; 15,14) tout comme il leur a demandé de se laver les pieds « les uns aux autres » (13,14). Or, parmi ceux à qui Jésus lave les pieds, il y a Judas.

La présence de Judas introduit dans le signe du lavement des pieds une dimension d’abnégation totale, dimension du « jusqu’au bout » qui ne s’y trouverait pas si tous les bénéficiaires étaient bienveillants.

Parce que Jésus lave les pieds à Judas et parce qu’il lui donne la bouchée – geste de don vital, et que la citation de Ps 41,10 vient relier au lavement des pieds –, à cause de cela l’amour de Jésus se révèle comme amour « jusqu’au bout », amour totalement désintéressé, amour face à la haine, vérité face au mensonge, don face à la prédation. Jésus offre la vie à qui va lui donner la mort. Ainsi se révèle l’amour proprement divin (« Je suis »).

Le service comme révélation de Dieu

Donc le signe du lavement des pieds n’est pas seulement un exemple éthique ou un mode d’emploi de la vie en Église ; il a une valeur théologique. Il est révélation du mode de vie de Dieu, de la manière d’être de Dieu, de l’Être de Dieu. Jésus révèle Dieu dans ce geste et dans toute sa vie dont ce geste montre le sens.

La composition de la section centrale (v. 12-20) montre l’articulation des thèmes du service et de la révélation. Celui qui se fait le plus petit (structure concentrique qui pointe sur le Serviteur, v. 16) est celui en qui le plus grand se révèle et se communique (structure parallèle qui pointe sur l’Envoyé, v. 20). C’est précisément en se faisant le plus petit qu’il révèle le plus grand. Il montre qui est Dieu, non pas bien qu’il se fasse le plus petit, mais parce qu’il se fait le plus petit.

Après Jésus, à sa suite, grâce à lui, ou encore « en lui », les chrétiens à leur tour révèleront Dieu : « Amen, amen, qui reçoit celui que j’envoie… » (v. 20). On mesure jusqu’où va la signification sacramentelle du service. Il est musterion, révélation du mystère divin. Un thème qui sera sans cesse déployé au fil du Récit des adieux : le disciple de Jésus fera les actions « plus grandes » (14,12-14), il portera du fruit « en plénitude » (15,7-8), il accédera à une connaissance humainement impossible (16,12-15), il sera « sanctifié » comme Jésus et en Jésus (17,17-19).

Comme souvent en christologie, il est difficile de tenir ensemble les deux pôles : Jésus Maître et Seigneur / Jésus Serviteur. Il en va de même, dans une certaine mesure, pour son disciple, appelé au plus humble des services (éventuellement jusqu’au martyre) et promis à la dignité la plus haute : « Père, ceux que tu m’as donnés, je veux que là où Je suis… » (17,24).


© Paul Agneray, SBEV / Éd. du Cerf, Cahier Évangile n° 159 (mars 2012), "Diakonia. Le service dans la Bible" (collectif), p. 60-62)