Dans les trois évangiles synoptiques, le ministère de Jésus se déroule sous le signe de la rencontre avec celles et ceux qui souffrent...
Dans les trois évangiles synoptiques, le ministère de Jésus se déroule sous le signe de la rencontre avec celles et ceux qui souffrent : malades, possédés et leur entourage. Depuis longtemps, la recherche exégétique s’est employée à classer ce qu’on appelle communément les « récits de miracle », elle en a dégagé les schémas types et s’est rendue attentive à l’originalité littéraire et théologique de chaque évangile. Nous y ajouterons les catégories apparues dans le chapitre précédent : premier, dernier, unique. Pour chaque évangile, nous poserons la question : qui sont le premier et le dernier souffrants rencontrés par Jésus ? En quoi chaque rencontre est-elle unique ?
L’étude se déploiera comme suit : un premier temps sera consacré aux convergences entre les évangiles synoptiques et un second temps à l’originalité de chacun. Et ceci en nous plaçant de deux points de vue : d’abord en essayant de saisir la trajectoire qui mène de la première à la dernière rencontre, ensuite en nous concentrant sur le portrait d’une personne particulière.
Convergences
Nous envisageons ici les récits de guérison et d’exorcisme communs aux évangiles synoptiques, dans leur singularité comme dans leur succession. À la lecture du tableau suivant, il est possible de relever un certain nombre de séquences communes qui s’enchaînent plus ou moins dans un même ordre.
Premières guérisons
Cette première séquence comprend la guérison d’un possédé et celle de la belle-mère de Pierre suivi d’un « sommaire » au coucher du soleil, dans le cadre plus ou moins strict d’une journée à Capharnaüm. On peut y joindre la guérison du lépreux. Selon les évangiles, les récits ne s’enchaînent pas dans le même ordre, en fonction de la christologie de chacun.
Le pur et l’impur
Toutefois, même si chez Matthieu la carrière de Jésus commence par la purification d’un lépreux alors qu’elle débute, chez Marc et Luc, par un exorcisme, ces premiers récits de rencontre se situent tous sur la frontière entre le pur et l’impur. L’homme de la synagogue est « possédé par un esprit impur » (Mc 1,23 ; Lc 4,33) et le lépreux demande à « être purifié » (Mt 8,2-3) ; les trois synoptiques ont fait le choix de saisir Jésus sur une zone de fracture des sociétés de leur temps. Et cela, de façon publique : l’exorcisme a lieu dans le cadre public de la synagogue de Capharnaüm (Mc 1,21 ; Lc 4,33) et des foules nombreuses suivent Jésus qui descend de la montagne quand survient le lépreux (Mt 8,1). Ce dernier récit se trouve d’ailleurs dans les trois évangiles. Jésus « étend la main », comme jadis Moïse quand il accomplissait des prodiges (Ex 14,21.27).
Une femme malade
Les évangélistes synoptiques s’accordent pour dire que la belle-mère de Pierre est la première femme rencontrée par Jésus. C’est aussi la première fois que Jésus franchit le seuil d’une maison. Les trois récits s’achèvent sur le service : « elle les [le] servait » (Mc 1,31 et //). Certains auteurs féministes ont pu, à raison, analyser ce récit, en particulier celui de Mt, comme un récit de vocation : Pierre et ses compagnons sont appelés à devenir pêcheurs d’hommes, la belle-mère de Pierre est appelée à servir. Quoi qu’il en soit, nous pouvons au moins prendre acte d’un nouveau point d’accord entre les évangiles synoptiques : le contraste entre cette femme, personnalité reconnue de l’entourage apostolique, et les autres anonymes qualifiés par leur seule maladie : le possédé, le lépreux.
Les rencontres avec les pécheurs
Cette deuxième séquence comprend la guérison du paralytique, l’appel du collecteur d’impôt et le repas en compagnie des pécheurs qui s’achève sur une déclaration de Jésus révélant le sens de sa mission : « Je ne suis pas venu appeler les justes mais les pécheurs » (Mc 2,17 et //).
Le récit de la guérison du paralytique présente des traits communs aux trois synoptiques : Jésus voit la foi avant de libérer l’infirme de son péché et de son handicap. Pour la première fois dans le cours des évangiles apparaît le groupe des scribes opposants à Jésus ; dans le même temps, le récit s’achève sur un chœur final qui rend gloire à Dieu (Mc 2,12b et //).
Un contraste est établi entre le paralytique anonyme et le disciple collecteur d’impôt connu sous le nom de Lévi (selon Lc et Mc) ou Matthieu (selon Mt). Dans les deux cas, la rencontre commence par un regard : Jésus « voit » la foi des porteurs, puis il « voit » le collecteur d’impôt assis à son bureau. Par la suite, sa parole a un effet immédiat : le paralytique prend son brancard et part, Lévi/Matthieu se lève et suit Jésus.
Les polémiques
Une polémique vient s’insérer dans le récit de la guérison de l’homme à la main desséchée. Une controverse précédente a porté sur le respect du sabbat (Mc 2,23 et //). L’épisode, qui a pour cadre le sabbat et la synagogue, vient conforter et illustrer la déclaration de Jésus : « Le Fils de l’homme est maître du sabbat » (Mc 2,27 et //). En tous les cas, elle aboutit à un complot contre Jésus. Le verbe katagorô, « accuser » apparaît ici pour la première fois (Mc 3,2 et //) et ne revient que dans le cadre des récits de la Passion. Cette guérison provocante oriente déjà vers le drame final. La perspective s’élargit ensuite par la mention de guérisons et exorcismes collectifs (Mc 3,10-11 et //).
Les récits de tempêtes
Jésus passe en pays païen et affronte la tempête des flots et celle du démoniaque. Dans ces deux récits, la mer joue un rôle capital comme lieu de mort par noyade (Mc 4,38 et // ; 5,13 et //).
Dans le récit de la tempête apaisée, Jésus « menace » les éléments naturels, comme il menace habituellement les esprits impurs. Curieusement, ce verbe n’est pas repris dans le récit du possédé de Gérasa. Mais il y a tout un jeu entre le singulier et le pluriel : Jésus devient de plus en plus singulier [seul] et le[s] démoniaque[s] de plus en plus pluriel[s]. Le démon s’exprime au pluriel, il se perd dans un troupeau de porcs. Et toute la ville (nouveau pluriel) vient demander à Jésus de s’en aller. Ce premier coup d’éclat de Jésus en pays païen aboutit à son expulsion de ce territoire. Le cri du possédé : « De quoi te mêles-tu, Fils du Dieu très haut ? » (Mc 5,7 et //) constitue une réponse à la déclaration des passagers de la barque : « Qui donc est-il ? » (Mc 4,41 et //). D’une certaine manière, Jésus joue son identité et le succès de sa mission dans cette rencontre tumultueuse avec le possédé païen.
La femme malade et la fillette morte
Ces deux récits sont arrimés l’un à l’autre par la technique de l’enchâssement. Par plus d’un trait, les deux personnages font l’objet d’une mise en parallèle :
- leur âge : une femme malade depuis douze ans, une fillette du même âge (Mc 5,25.42) ;
- leur statut social : une femme seule qui approche de manière subreptice, une fille de notable qui bénéficie du soutien paternel ;
- le contact avec Jésus : l’une touche son manteau alors que Jésus saisit la main de l’autre (infraction au code de pureté).
Le parallélisme entre les personnages féminins est redoublé par celui entre la femme et le père de la fillette. La foi de la femme malade rejoint la foi du notable prosterné ; notons un glissement de vocabulaire significatif : le notable supplie Jésus pour sa « fille » (thugater), mais quand Jésus est confronté à la femme guérie, c’est lui qui use de ce terme : « [Ma] fille, ta foi t’a sauvée », comme s’il se faisait le père de cette femme qui jusqu’alors ne bénéficiait d’aucune protection masculine (c’est la seule femme que Jésus interpelle de la sorte).
La technique de l’enchâssement souligne les correspondances entre les personnages et les actes de foi du notable et de la femme impure se complètent. Si l’on se place sur le plan de la rencontre, il y a là la traduction d’une expérience humaine simple et profonde : parti secourir un homme en détresse, Jésus est retardé en cours de route par une autre détresse.
Les deux fils
La guérison de l’enfant épileptique, après la transfiguration, fait résonner une voix paternelle humaine : « Je t’ai amené mon fils » (Mc 9,17 et //), qui fait écho à la voix paternelle divine : « Celui-ci est mon fils bien-aimé, écoutez-le » (Mc 9,7 et //). Le récit illustre par ailleurs l’absence de foi des disciples et la puissance de Jésus.
Le point d’aboutissement : l’aveugle guéri
S’il y a divergence entre les synoptiques sur la première rencontre de Jésus, il y a par contre accord sur la dernière rencontre. La scène se déroule à Jéricho, elle met face à face Jésus et un [deux] aveugle[s] (Mc 10,46-52 et //), elle clôt le ministère de Jésus avant Jérusalem. Notons qu’habituellement tous les récits de guérison se concluent par le renvoi de la personne malade mais qu’ici, de façon inattendue, l’aveugle suit Jésus sur la route de Jérusalem (encadré ci-dessous). De façon diverse, selon les évangiles, la rencontre s’achève comme un récit de vocation qui semble faire pendant au récit de l’appel des premiers disciples (Mc 1,16-18 et //). C’est bien là le paradoxe : le récit du dernier miracle accompli par Jésus, c’est l’histoire de la première personne guérie qui se décide à le suivre !
Contraste
Diversement selon les séquences, les évangiles jouent d’un certain nombre de contrastes :
- entre les foules et les individus : alternance entre les récits de guérisons collectives (les « sommaires ») et les récits de rencontre personnelle ; le même ressort fonctionne quand un personnage surgit de la foule (femme hémorroïsse chez Mc et Lc, aveugle[s] de Jéricho chez tous) ;
- entre les hommes et les femmes : le lépreux et la belle-mère de Pierre, le notable et la femme hémorroïsse ;
- entre les personnalités reconnues (la belle-mère de Pierre, le disciple Lévi/Matthieu) et les personnes anonymes (le lépreux, le possédé, le paralytique) ;
- contraste social enfin : la fillette qui bénéficie de l’intercession de son père, un notable, et la femme hémorroïsse dans sa solitude avant d’être désignée comme « fille ».
Ainsi, les évangiles permettent-ils de saisir la variété des personnes rencontrées par Jésus au-delà des clivages que la société juive du Ier siècle pouvait imposer. Jésus semble même marquer une nette préférence pour ceux qui se situent aux marges. Chaque récit évangélique organise ces contrastes de façon originale.
© Vianney Bouyer, SBEV / Éd. du Cerf, Cahier Évangile n° 160 (juin 2012), "Les anonymes de l'Évangile" (p. 17-21)