Comment penser aujourd'hui un rapport non fondamentaliste à la Parole de Dieu ?

À relire aujourd’hui, sous cet angle, l’œuvre de Vatican II, on perçoit rapidement que le Concile ne parvient pas à articuler deux tendances, présentes parmi les pères conciliaires et dans les sociétés qu’ils représentent, à savoir, d’un côté, l’expérience de sécularisation, déterminante dans la défense de l’exégèse critique par Dei verbum et dans le débat de Gaudium et spes avec l’humanisme athée, et, de l’autre, une conscience croissante de la pluralité des cultures, sociétés, forces spirituelles et religieuses, impossibles à « encadrer » par la thèse occidentale d’une sécularisation croissante. L’enjeu d’aujourd’hui est de sortir de cette opposition et d’entendre ce qui est vrai dans ces deux tendances dont l’articulation nous permettra de pratiquer et de penser un rapport non fondamentaliste à la Parole de Dieu. C’est ce que j’ai tenté de faire dans les deux premières parties de notre parcours : en comprenant la Parole de Dieu dans la tradition néotestamentaire comme « parole silencieuse » ou comme « silence qui parle », nous sortons d’une conception « objectivante » ou « chosifiante » de la Parole et découvrons en même temps un espace pluriel de l’écoute, structuré par la pluralité des « voix » qui résonnent dans nos Écritures inspirées, dans la pluralité des langues et cultures avec tout leur potentiel religieux ou spirituel d’interprétation et dans la multitude quasi infinie de nos intériorités.

L’articulation de nos paroles humaines et de la Parole de Dieu, à savoir le passage continuel des unes à l’autre et inversement, peut se ressaisir dès lors dans la formulation suivante qui sous-tend l’ensemble de mon parcours : parce que la tradition biblique et chrétienne a uni« Dieu » et « parole » en croyant en un « Dieu qui parle » (Jn 1,1), elle a introduit dans l’histoire de l’humanité la possibilité et l’exigence d’accéder à une parole véritablement humaine – ce qui ne va nullement de soi – ; et parce que l’homme, quand il lui arrive de parler humainement, découvre que ceci nécessite une singulière écoute, voire une autorisation qui lui vient de plus loin, il peut accéder à l’« écoute » d’une Parole silencieuse qu’il reconnaît dans la foi comme étant divine. Commentons brièvement cette double formule en commençant par l’expérience de la parole humaine.

Accéder à une parole humaine

Nous ne cessons d’échanger, au jour le jour, une multitude d’informations, oralement, par courriel, parfois encore par courrier postal… Mais parlons-nous aussi, les uns aux autres, les uns avec les autres ? Ceci n’est pas sûr ; disons au moins que ce n’est pas garanti d’emblée. Car adresser la parole à autrui, cela suppose de le reconnaître, pour lui-même, pour ce qu’il est, de le percevoir, lui, au-delà de ce qu’il pourrait m’apporter. Cette reconnaissance se manifeste donc dans une manière de s’adresser à autrui, de parler avec lui. Lui demander quelque chose, par exemple, c’est le prendre au sérieux dans sa liberté inaliénable. Aussi la parole de remerciement ne devrait pas s’adresser à lui, uniquement quand il a acquiescé à la demande, mais lui revient encore quand, l’ayant réellement entendue, il la décline. Fréquemment, la parole adressée devient ainsi parole échangée, sur des intérêts, peut-être sur des expériences ou des soucis communs ; elle peut se muer en discussion d’idées, voire en délibération sur des orientations à prendre, nécessitant un accord ou une parole d’autorité qui tranche et décide ; elle peut aussi devenir confidence, parole qui partage à l’autre l’intime, en attente d’une oreille ouverte et d’une réponse qui suscite, console et fortifie…

Tant de types de paroles d’hommes et de femmes qui émergent de nous et entre nous, selon les multiples situations de nos vies quotidiennes, privées ou publiques ! Plus ou moins fortes, elles s’avèrent en même temps d’une fragilité inouïe ; car rien n’est plus menacée que la parole : par le manque d’ajustement à la situation ou l’indélicatesse, par le malentendu, voire la violence ou le mensonge sous toutes ses formes ou, simplement, par la banalité, la superficialité ou les convenances. La langue que nous parlons et les paroles que nous nous adressons révèlent ainsi une profondeur insoupçonnée en chacun de nous : ce que la Bible appelle le « cœur », avec ses oreilles et son intelligence propres, si l’on peut dire, capables d’être à la hauteur des événements qui se présentent, même le silence pouvant être encore parole d’un humain ou simple démission et retrait... Sur ce terrain, rien n’est jamais décidé d’avance. Engendré et marqué jusque dans l’intime par la langue ou les langues de sa culture, le sujet émerge à cet endroit où une intériorité devient possible, trouvant ici son espace d’expression, de manifestation et de communication ; à chaque instant, il est confronté à la question d’une concordance avec soi-même et d’un ajustement à la situation et à autrui auquel il s’adresse, dans ce mystérieux échange, plus ou moins rapide, entre sa capacité de percevoir et d’entendre, de ruminer ou de réfléchir et… de parler.

Laisser Dieu parler

Aussi difficile qu’il semble déjà d’approcher ce que nous reconnaissons pourtant comme « parole d’un humain », il est plus ardu encore, pour beaucoup de nos contemporains, de comprendre qu’on puisse attribuer une telle parole à Dieu, le considérer en quelque sorte comme son « sujet ». À moins de donner d’emblée à cette attribution une signification fondamentaliste, nous sommes invités par la tradition juive et chrétienne à reconnaître cette « Parole de Dieu » au sein de nos paroles d’humains ; parcours de reconnaissance que le peuple juif et les rédacteurs de ses Écritures ont effectué par rapport aux prophètes et, sur leurs traces, l’Église naissante par rapport à Jésus de Nazareth, crucifié et reconnu vivant ; je l’ai évoqué dès l’introduction.

Quitter donc une conception fondamentaliste de la Parole de Dieu, c’est scruter l’acte « spirituel » – porté par l’Esprit saint – qui, en telle parole d’un humain, reconnaît la parole même de Dieu, qui entend celle-ci réellement en toute l’existence du Christ Jésus et, mutatis mutandis, dans celle de ses envoyés, voire en toute existence humaine, qui l’entend même résonner dans la simple existence de l’univers que nous habitons.

Qu’est-ce qui permet que cette reconnaissance et cette écoute, appelée plus haut « stéréophonique », s’enclenche ? Sans doute est-ce à la fois notre expérience multiforme de ce que « parler » veut dire et notre écoute simultanée de l’annonce de l’Évangile, médiatisée par nos Écritures. À plusieurs reprises, nous avons en effet touché à cette zone en nous et entre nous où se découvre tout un « travail » intérieur et extérieur, caché dans notre « parler » quotidien : l’ajustement continuel à autrui et à la situation ainsi que la concordance avec nous-mêmes que ce « parler » ne cesse de provoquer et de manifester. En prenant conscience de ce travail, nous réalisons qu’il bénéficie déjà silencieusement d’une mystérieuse autorisation, à réentendre désormais plus distinctement, et de la communication gratuite d’une « force » ou d’une « énergie » (dynamis), à recevoir dorénavant avec davantage de gratitude. C’est alors que peut se produire une reconnaissance, voire une concordance entre ce qui est déjà en travail en nous et entre nous et ce qui est entendu dans la prédication évangélique, la bonté inouïe et toujours neuve de la Parole divine.

C’est dans la liturgie, déjà évoquée plus haut, que s’opère prioritairement cette écoute ou cette reconnaissance. Retenons simplement, pour conclure, sa posture non fondamentaliste. Si, après la lecture d’un extrait évangélique, l’assemblée est invitée à « acclamer la Parole de Dieu » – le livre lui étant montré et même offert –, elle ne l’acclame pas pour autant mais adresse sa louange au Seigneur Jésus. C’est en effet dans la relation mystérieuse avec lui ou ses envoyés que chacun et tous peuvent entendre, dans une écoute stéréophonique de la pluralité des voix humaines, la « voix » même de Dieu – dans l’attente de leur unification messianique qui passe par le don eucharistique du Christ crucifié et vivant.

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Il me semble donc, pour revenir à mon point de départ, que le souci principal de la « pastorale biblique » devrait être désormais « l’animation biblique de toute la pastorale » ; ce que j’ai tenté de montrer en explicitant les liens souterrains entre les grandes constitutions du Concile (sans avoir fait intervenir celle sur l’Église) et en proposant l’expérience d’une écoute de la voix silencieuse de Dieu, grâce à une « écoute stéréophonique » de la pluralité de nos voix humaines, résonnant dans nos Écritures et ailleurs.



©  Christoph Theobald, s.j., SBEV / Éd du Cerf, Cahier Évangile n° 175 (Mars 2016), « Interpréter les Écritures. Actes du colloque pastoral Dei Verbum. Collège des Bernardins (Paris), 9-10 octobre 2015 », p. 49-52.