Comment Jésus de Nazareth a-t-il été perçu par ses contemporains ?
Au début des années 50, l'intérêt porté à Jésus tel qu'il avait été perçu par ses contemporains ne semblait plus retenir l'attention de la recherche biblique. La proclamation du Christ Seigneur conduisait à faire le deuil de Jésus de Nazareth. Pareille impression laissait de côté des signes précurseurs d'un regain de curiosité pour la figure du Nazaréen. Dès 1954 Ernst Käsemann annonçait un changement, en particulier parmi les disciples de Rudolph Bultmann qui avait joué un rôle de premier plan dans la prééminence accordée à une proclamation confessante. Peu à peu l'étude de Jésus de Nazareth du point de vue de l'histoire prit à nouveau de l'importance.
Par rapport aux recherches dont Albert Schweitzer s'était fait l'écho au début du siècle, on assista à un approfondissement de la méthodologie. Parmi les critères permettant de reconnaître une parole ou un geste de Jésus, Ernst Käsemann privilégiait celui de dissemblance : était attribué à Jésus ce qui ne pouvait être accordé ni à son milieu ni à la première communauté chrétienne. Pareille référence n'est pas dépourvue d'intérêt, mais elle comporte une faiblesse ; son utilisation rigoureuse fait oublier la “ judaïté ” de Jésus. Ce dernier est coupé de son milieu, puisque seule la rupture d'avec celui-ci est prise en compte. On oublie aussi qu'il est logique que la communauté chrétienne se situe dans le sillage de Jésus. Il n'est pas anormal d'attribuer au maître une pratique chère aux siens ; Jésus n'a-t-il pas appris à ses disciples à le suivre ? La réflexion sur les critères qui permettent de reconnaître, sous la présentation des évangiles, une parole ou un geste de Jésus de Nazareth s'est affinée au cours de ces dernières décennies.
Ces dernières années, en parallèle à l'approfondissement méthodologique, la recherche a mis en valeur l'enracinement culturel de Jésus et de ses disciples. Notre connaissance du monde dans lequel Jésus a vécu s'est renouvelée. Les groupes constituant la société juive d'avant la destruction du Temple sont mieux identifiés grâce aux découvertes de Qoumrân et à un intérêt accrû pour la littérature des sages d'Israël (Talmuds et Midrashim). Les découvertes archéologiques contribuent, elles aussi, à une meilleure représentation de la Galilée et de la Jérusalem du 1er siècle, ainsi qu'à une connaissance plus précise de la société juive.
Au scepticisme qui était de bon ton, encore au milieu du 20e siècle, lorsqu'on évoquait la possibilité d'aborder l'histoire de Jésus, a succédé une vague de publications sur Jésus de Nazareth tel que l'historien le reconstitue, restituant, à ses risques et périls, l'essentiel de ses gestes et de ses paroles. Les difficultés de l'entreprise ont certes été montrées, les résultats obtenus fort divers, mais nul aujourd'hui n'oserait nier l'intérêt d'une quête sur Jésus selon un point de vue historien.
La démarche de l'historien comporte toujours une part de reconstitution qui implique sa propre situation. L'histoire n'est jamais la restitution du passé, mais “ le résultat de l'effort, en un sens créateur, par lequel l'historien, le sujet connaissant, établit un rapport entre le passé qu'il évoque et le présent qui est le sien ”. Cette conviction d'Henri-Irénée Marrou ne met nullement en question l'approche scientifique de l'histoire par l'utilisation critique des documents et les sciences auxquelles elle a recours. Mais les questions posées au passé dépendent d'un faisceau de causes qui sont liées à la personnalité de l'historien, à ses centres d'intérêt ainsi qu'à sa culture. Celui-ci doit être tout à la fois conscient de ce qui oriente sa curiosité et capable de se soumettre à la recherche de la vérité, tenir ensemble “ la sympathie et l'esprit critique ”.
L'objet de notre recherche doit être précisé. Quand nous évoquons “ Jésus et l'histoire ” nous situons d'abord Jésus en son temps en faisant ressortir des ressemblances et des différences entre le maître de Nazareth et ses contemporains. Parler du “ Jésus de l'histoire ” met au premier plan le comportement de Jésus tel qu'il a été perçu par les siens, et qu'une démarche historienne peut reconstituer. Prendre comme sujet d'étude “ l'humanité de Jésus ”, c'est entrer dans une démarche proprement christologique et s'interroger sur la place que l'humanité de Jésus tient dans les différents évangiles. Notre étude veut, à sa manière, tenir compte de ces trois centres d'intérêt. En effet, en conclusion nous examinerons comment le comportement humain de Jésus a conduit ses disciples, à la lumière de Pâques, à le proclamer Christ et Seigneur.
- Nous présentons tout d'abord l'ensemble des documents qui concourent à l'élaboration d'un discours historien sur Jésus, en portant une attention toute particulière à la manière dont nous pouvons utiliser les évangiles en tant que témoins de l'homme de Nazareth.
- Dans un deuxième temps nous précisons l'attente d'Israël au 1er siècle de notre ère. Ces figures d'espérance permettent de comprendre l'espoir que Jésus a pu susciter et l'effroi causé par sa mort.
- Notre enquête prend son point de départ dans la passion et la mort de Jésus, période la mieux connue de son histoire. Il est éclairant d'établir les causes de la mort de Jésus de Nazareth. Au cours de ce troisième chapitre nous formulons une hypothèse : Jésus a été condamné comme faux prophète.
- Dans une quatrième partie, en nous interrogeant sur le bien-fondé d'une telle hypothèse nous relisons le ministère de Jésus. Au cours de son activité Jésus a-t-il été considéré comme un prophète, et s'est-il présenté dans la continuité de l'action prophétique ?
- Nous pouvons alors, dans le chapitre cinquième, revenir au début du ministère de Jésus. Nous nous interrogeons sur les liens que le Nazaréen a entretenus avec les milieux baptistes en la personne de Jean ; celui-ci a situé sa propre activité dans le prolongement des prophètes d'Israël.
- La reconnaissance de Jésus comme prophète, assez largement admise aujourd'hui, semble être battue en brèche en particulier par des courants américains qui insistent volontiers sur Jésus, maître de sagesse, sans projet eschatologique. Jésus formerait des disciples pour le long temps, à la manière des maîtres d'Israël. Nous explorons cette voie dans la sixième partie.
Si Jésus s'est présenté comme prophète et fut estimé comme tel par ses contemporains, la confession de foi chrétienne en lui attribuant les titres de Messie, Christ, Fils de Dieu, a-t-elle introduit une rupture dans la reconnaissance de son identité ? Aussi, en conclusion, nous tentons d'éclairer les transformations significatives que les premiers chrétiens firent subir à la figure du prophète et du sage.
© Jean-Pierre Lémonon, SBEV / Éd. du Cerf, Cahier Évangile n° 119 (mars 2002), "Jésus de Nazareth, prophète et sage' (p. 5-7)