Pourquoi Paul, après quatorze années d’action missionnaire, est-il monté à Jérusalem rencontrer Jacques, Pierre et Jean ?
Une question se pose au lecteur attentif : pourquoi Paul, après quatorze années d’action missionnaire, est-il monté à Jérusalem rencontrer Jacques, Pierre et Jean, figures d’autorité dans la communauté chrétienne primitive ? Paul leur reconnaît cette autorité, il les appelle donc d’abord « ceux qui sont considérés » (Ga 2,2.6), puis « ceux qui sont considérés comme des colonnes » (Ga 2,9).
Face aux apôtres de Jérusalem
Le texte de Ga 2 montre à quel point la situation était tendue : Paul monte pour « exposer » l’Évangile qu’il proclame parmi les païens. À titre de vérification, il emmène avec lui Tite qui est grec, et non circoncis. Mais il doit se garder des « faux frères qui se sont insinués, des intrus, qui espionnent notre liberté, celle que nous avons en Christ Jésus, pour nous réduire en esclavage » (2,4).
Le regard de Dieu
Au v. 6 commence une longue phrase embrouillée qui s’étend sur quatre versets, elle est « apocopée », c’est-à-dire que la construction s’interrompt brutalement pour reprendre autrement, signe de la passion et de l’émotion de Paul ! « De la part de ceux qui sont considérés… », mais Paul s’interrompt aussitôt : « Ce qu’ils étaient alors, peu m’importe, Dieu ne regarde pas les visages ! » La considération qui s’attache aux apôtres de Jérusalem est liée à leur rang dans la communauté, lui n’en tient pas compte, ne voulant voir que selon les critères de Dieu ! Une seule chose importe, ces hommes considérés « ne lui ont rien réclamé de plus », autrement dit pour Paul il n’est pas question de légitimation humaine ; seul Dieu légitime ses envoyés. D’ailleurs, les autorités de Jérusalem ont constaté que Dieu avait fait confiance à Paul, qu’il l’avait crédité de l’annonce de la Bonne Nouvelle aux incirconcis, comme il avait envoyé Pierre aux circoncis. Le même Esprit est à l’œuvre en chacun des deux apôtres.
Le partage des terrains missionnaires
Arrêtons-nous un instant sur le vocabulaire : « J’ai été crédité de l’évangile des incirconcis. » Le verbe est celui de la foi, pisteuô, mais bizarrement il est passif et suivi d’un complément direct ; au plus près il faudrait traduire : « Je suis crédité de l’annonce de l’Évangile aux incirconcis, comme Pierre aux circoncis » (v. 7). La racine grecque de pistis (« la foi »), est totalement du côté de la confiance et du crédit accordé (le mot est employé en grec moderne pour les banques de crédit) ; Paul affirme que Dieu connaît la fidélité de ses envoyés et leur fait confiance !
Le parallélisme avec Pierre est remarquable : selon la passionnante étude de Lucien Legrand (L’Apôtre des nations ?, 2001), nous assistons à un véritable partage des terrains missionnaires. Pierre ira vers les circoncis (les juifs), c’est-à-dire tous les comptoirs juifs de la grande diaspora orientale passant par Babylone au Nord, Alexandrie au Sud et allant jusqu’en Asie. Paul ira vers les incirconcis (les païens ou les grecs), c’est-à-dire tout l’empire romain occidental, où le judaïsme est moins présent. Mais il s’agit bien du même et unique Évangile !
S’inscrire dans la tradition
Toutefois, le mouvement de la phrase ne s’arrête pas à ces considérations qui restent annexes, il entraîne le lecteur plus loin et culmine sur le v. 9 : « Et parce qu’ils connaissaient la grâce qui m’a été faite, Jacques, Céphas et Jean, ceux qui sont considérés comme des colonnes, nous donnèrent la main, à moi et à Barnabas, en signe de communion. » Paul ici reconnaît la place éminente des trois apôtres, « ceux qui sont considérés comme des colonnes », et il leur attribue l’initiative de la main tendue. Nous reviendrons sur l’importance de ce terme de koinônia qui, dans la bouche de Paul, scelle dans le Christ mort et ressuscité l’unité des communautés chrétiennes. Pour l’instant, soulignons l’importance du geste : Paul, parti en franc-tireur au nom d’une mission qu’il ne veut tenir que de Dieu seul, au moment où il récolte les fruits de cette mission, ressent comme une révélation impérieuse et incontournable la nécessité de monter à Jérusalem auprès de ceux qui étaient apôtres avant lui, pour recevoir d’eux « une main de communion ». Paul, l’avorton, le treizième apôtre, ne peut faire autrement que de venir s’inscrire dans la tradition chrétienne déjà présente à Jérusalem.
La communauté de Jérusalem
On constatera que la communauté jérusalémite est, elle-même, la réunion de judéo-chrétiens venus d’horizons divers, et que le groupe des trois noms n’est pas homogène : d’une part Céphas et Jean, disciples de Jésus depuis le début, de l’autre Jacques, ce « frère » de Jésus que les Actes des Apôtres introduisent brutalement au chapitre 12 comme une présence de fait. Pierre, avant de quitter Jérusalem, confie la responsabilité de la communauté « à Jacques et aux frères » (Ac 12,17). Le kérygme ancien rapporté par Paul en 1 Co 15,1-8 énonce aussi successivement « Céphas et les douze », « Jacques et tous les apôtres ». Tôt dans l’histoire de la première communauté de Jérusalem, la famille de Jésus est venue y jouer un rôle important en la personne de Jacques. Quelles que soient ses réticences ou plutôt ses désaccords avec Jacques de Jérusalem dont les tendances judaïsantes sont manifestes, Paul le reconnaît comme « colonne », et sans jamais se prononcer sur l’autorité réelle de Jacques, il reçoit de lui la main de communion qu’il est venu chercher. Il ne s’agit ni de soumission ni de compromission, mais de la vérité même de l’Évangile, qui exige la communion de ceux que Dieu a crédités de sa confiance pour la mission auprès de tous les hommes.
Désormais nul ne saurait se prévaloir d’une autorité apostolique s’il s’oppose à l’unique Évangile et renonce à la communion une fois scellée au nom de cet Évangile. Paul s’autorisera de ce moment pour se dresser s’il le faut contre Céphas (Ga 2,11-14) !
Concluons…
Une conclusion semble s’imposer, l’apostolat de Paul repose sur trois piliers qui se confortent mutuellement : l’appel du Seigneur qui l’a saisi et l’a mis en route pour cette extraordinaire aventure missionnaire à laquelle il ne cessera de se consacrer, « oubliant ce qui est derrière, tout tendu vers ce qui est devant, [il] poursuit le but vers le prix attaché à l’appel d’en haut venu de Dieu dans le Christ Jésus » (Ph 3,14) ; la vie des communautés qu’il a « engendrées » : « comme un père traite ses enfants, nous vous avons exhortés, encouragés et adjurés de vous conduire de façon digne de Dieu qui vous appelle à son Royaume et à sa gloire » (1 Th 2,12) ; enfin la communion gardée avec la première communauté de Jérusalem, quels que soient ceux qui sont alors à sa tête, et en dépit – osons-le dire – du ressentiment manifeste que Paul nourrit à l’égard de Jacques de Jérusalem.
D’une façon ou d’une autre, il n’est pas de communauté chrétienne si le lien de communion n’est pas assuré avec ceux qui furent témoins oculaires de Jésus de Nazareth durant son existence terrestre.
© Roselyne Dupont-Roc, SBEV / Éd. du Cerf, Cahier Évangile n° 147 (mars 2009), "Saint Paul : une théologie de l'Église ? ", pages 14-16.