Traduire est un acte de parole qui vise à dire autrement ce qui a déjà été dit...

Traduire est un acte de parole qui vise à dire autrement ce qui a déjà été dit, non pas dans la même langue, mais dans une langue étrangère. Dire autrement un texte, des phrases et des mots, pour un milieu cible qui connaît peu ou pas le milieu source.

D’un texte à l’autre

Le traducteur doit identifier les niveaux de langue, repérer les liens existants au sein du texte, à d’autres textes, liens à la fois intra-textuels (un usage propre de certains termes par un même auteur, comme dikaiosunè, « justice » en Matthieu et, de façon autre, en Paul) et inter-textuels (un usage commun à plusieurs textes, qui en conditionne donc le sens ; ainsi la reprise par Ph 2,19 de Jb 13,16 selon la Septante : « cela aboutira à mon salut »). Le problème concerne moins la langue que le niveau de l’usage individuel.

Pour le dire en termes linguistiques, chaque personne, au sein de sa propre langue, développe en effet un « idiolecte » ou parler particulier, dans l’usage des mots, de la syntaxe, des constructions de phrases, des images… En conséquence, on traduit non pas des textes relevant d’un « sociolecte », ou langage commun à l’ensemble d’un espace social, mais des textes relevant d’un idiolecte ou « manière » propre à l’écrivain. 

Malgré des pétitions de principe, « dans les versions de la Bible actuellement disponibles, on peut parfois être surpris de l’absence de contrastes stylistiques entre les différents livres traduits… » (C. Rico, op. cit., p. 212 et p. 218). Effectivement, dans la BJ, Osty ou la TOB, alors que les évangiles sont quatre, avec des couleurs propres (art narratif, style, vocabulaire), ils semblent user du même idiolecte. Il y a un « parler biblique » qui recouvre les différences : « œcuménisme lexical », « académisme du langage », « effets de désécriture » dit ailleurs H. Meschonnic à propos des psaumes (Gloires, DDB, Paris, 2001, p. 21). Mais il est possible de s’en affranchir : « une réflexion appliquée au style de chaque auteur de la Bible devrait permettre de moduler la traduction d’une œuvre particulière en fonction d’une série de stratégies de transpositions différentes, fondées sur une réflexion théorique à propos de la manière de chaque écrivain » (C. Rico, op. cit., p. 220). 

C’est l’un des objectifs de la future Bible en ses Traditions. C’était l’un des choix de la Bible Bayard, dont le parti pris était de permettre d’entendre une « polyphonie ». Concernant les évangiles, c’est même l’une des rares éditions qui renonce à faire jouer les rapprochements de vocabulaire entre les trois « synoptiques », Matthieu, Marc et Luc, pour privilégier l’individualité littéraire de chaque œuvre. 

Dans tout processus de traduction, il y a le principe du passage à l’autre. Jacques Roubaud, mathématicien, poète, traducteur, décrit le combat à mener pour ce passage d’un texte, d’une langue, d’un milieu à l’autre (voir encadré). La traduction représente une perte – l’équivalence n’est pas l’identité –, mais elle constitue aussi un gain, dans la rencontre avec le génie propre de la langue d’accueil. « En dépit de l’agonistique qui dramatise la tâche du traducteur, celui-ci peut trouver son bonheur dans ce que j’aimerais appeler l’hospitalité langagière. […] Hospitalité langagière donc, où le plaisir d’habiter la langue de l’autre est compensé par le plaisir de recevoir chez soi, dans sa propre demeure d’accueil, la parole de l’étranger », (P. Ricœur, Sur la traduction, p. 19-20). 

Dans l’échange, le traducteur se démultiplie. Un travail à plusieurs mains semble désormais de règle, le milieu source et le milieu cible requérant chacun des compétences particulières. À partir du milieu du XXe siècle, la plupart des entreprises de traduction sont devenues collectives, certaines associant explicitement biblistes et écrivains. La Bible Bayard a porté haut l’expérience, mais elle n’est pas la seule. La Traduction liturgique de la Bible (à paraître) a fait collaborer, sur chaque livre, un ou deux biblistes et un ou deux « littéraires » : sans rien sacrifier du texte original, il faut que le texte soit immédiatement compris par les auditeurs lors de la proclamation liturgique. 

H. Meschonnic y voit un danger : « Des spécialistes, et des poétiseurs. Exactement ce qu’il faudrait faire cesser, au nom d’une éthique du langage, celle qui fait le poème. » Selon lui, cette division du travail s’articulerait sur une pensée du langage qui sépare le sens et la forme. Il plaide pour le « continu, rythme et prosodie, le continu entre langue et pensée », (Gloires, p. 14-15). La difficulté, réelle, n’est pas insurmontable si, comme dans la Bible Bayard et la Traduction liturgique de la Bible, spécialistes et poétiseurs travaillent non pas l’un après l’autre mais ensemble, unique traducteur bi- ou tricéphale. 

Parce que l’adéquation entre deux textes est impossible et que les équivalences ont leurs faiblesses, traduire, c’est déjà envisager qu’un autre retraduise autrement et mieux. Pour l’heure, quand la traduction se fabrique, il s’opère nécessairement une transformation, une migration du texte sous d’autres cieux où il développe parfois des potentialités jusque-là inédites, mais dont pourtant il était riche dans sa propre langue… 

À quel « degré de violence » la langue d’arrivée peut-elle consentir au terme de l’opération de traduction ? Structurée autrement que la langue maternelle du texte, comment pourrait-elle informer le message qu’elle porte, son rythme, ses couleurs, sa sève ? « En toute rigueur, la transgression linguistique efficace ne fait que libérer des possibles de la langue […]. “La traduction réussie fait advenir des possibles de la langue qui sommeillaient encore en elle” dans le jardin intérieur des éventualités captives qu’elle renfermait », (C. Rico citant J.-R. Ladmiral, op. cit., p. 220-221, souligné par nous). 

C’est peut-être ce qu’a réussi Pierre Alferi, poète, en travaillant avec Jacques Nieuviarts, bibliste, sur le livre d’Isaïe (Bible Bayard). En 1951, la première traduction du livre d’Isaïe dans la BJ a été l’œuvre de Paul Auvray et Jean Steinmann, biblistes, relue par André Robert, également bibliste, et Pierre Emmanuel, poète. Celui-ci n’a été que « relecteur ». Cinquante ans plus tard, sur le même livre, Pierre Alferi a été « co-traducteur », frayant des chemins là où le bibliste le mettait devant les broussailles du texte. Par exemple, il y a en hébreu des tournures impersonnelles répétées qui déroutent les esprits cartésiens ; la tentation traductrice est de passer en douceur au mode personnel et d’offrir au lecteur un chemin balisé. P. Alferi, lui, a gardé le mode impersonnel, travaillé les rythmes, la ponctuation, le retour rapide à la ligne, provoquant le lecteur à décider lui-même du sens à donner et du chemin à prendre. 

Dans la traduction d’Isaïe de la BJ (en 1951), le poète relit une traduction effectuée par les biblistes. Dans celle de la Bible Bayard (en 2001), le poète la fabrique de concert avec le bibliste. Le premier est à la fin du processus, l’autre l’accompagne. La BJ est tendue vers le texte source, la Bible Bayard vers le texte cible. Mais aucune n’ignore évidemment le comparant. L’accueil réciproque, plus ou moins réussi, d’une langue par l’autre dans une traduction forcément transitoire, permet la réception par le lecteur. Or le texte traduit vient rarement seul. Il est presque toujours accompagné d’ « aides à la lecture ». Divers, plus ou moins discrets, ils lui permettent d’être compris. Peut-être.

De l’intraduisible
La prédilection pour la langue (ou milieu) source est le choix le plus souvent effectué dans les traductions de la Bible, de Jérôme à aujourd’hui. Elle est nette dans le cas du calque de J. N. Darby ou abusive dans celui d’A. Chouraqui. Elle est plus affinée avec le principe de la correspondance formelle dans la NBS (Nouvelle Bible Segond). Elle demeure dans la Bible Bayard, au témoignage de J. Roubaud. Elle est réaffirmée dans le projet BEST. De plus, c’est vers le texte source, spontanément, que tendent la plupart des révisions.

Il est un phénomène littéraire du milieu hébraïque ancien sur lequel bute le traducteur et qu’il affronte avec plus ou moins de bonheur : les parallélismes. Syntaxe, rythme et prosodie donnent à entendre l’oralité du texte. Mots ou formules en échos, idées, images, actions ou thèmes qui se répètent, alternent et s’entrecroisent, proposent de véritables architectures (le modèle de base en est le « chiasme » ABB’A’) tant au niveau de la phrase que d’ensembles plus vastes (les psaumes, tel récit, tel oracle…). Sonorités et assonances participent du pouvoir émotionnel. Se vérifie alors que la perte du texte source n’est pas toujours compensée par un gain du texte cible. Se vérifie aussi que c’est la fidélité, non l’exactitude, que doit chercher le traducteur.


© Jacques Nieuviarts et Gérard Billon, SBEV / Éd. du Cerf, Cahier Évangile n° 157 (septembre 2011), "Traduire la Bible en français", p. 41-45.