Pour le croyant, l'exégèse ne peut être qu'une étape – mais une étape importante – dans sa méditaion de la Parole de Dieu...
Il n'est pas vrai que nous soyons condamnés à la répétition. Nous sommes fils de notre temps, marqués par la modernité. Lire l'Évangile, ce n'est pas régresser à l'âge fondamentaliste en niant ce que notre culture et notre histoire ont fait de nous. Notre époque a découvert que lire n'est pas une démarche qui va de soi, surtout lorsqu'il s'agit d'un texte né ailleurs produit par et pour des hommes éloignés de nous die mille façons. Est-il possible de combler cet écart, d'aller au texte ou plutôt de l'assumer et de le porter jusqu'à notre vingtième siècle, sans le défaire comme sans renoncer aux valeurs de notre culture ? Est-il possible, pour reprendre une image du linguiste Humbolt, de sortir le Livre du cercle magique (qui est fait de langage et de culture) qui l'enveloppe et qui l'enferme sans se dissoudre et au moins le déformer ? Plus que d'autres époques, nous avons pris la mesure des risques et nous sommes plus attentifs à nos méthodes de lecture, c'est-à-dire aux chemins empruntés pour aller de nous au texte et du texte à nous. C'est sans doute une des marques de notre époque que cette conscience des méthodes, de leur relativité et aussi de leur nécessité.
Cela entraîne une ouverture nécessaire : l'exégèse nous apprend que la lecture de la Bible est nécessairement plurielle, parce que lire, c'est toujours aller au delà du texte, le prolonger, en écrivant ce cinquième évangile qui, depuis la fin des écritures canoniques, continue à s'écrire. Le livre est disponible, ouvert aux interprétations. L'expression « partir du texte », contient deux idées : la première souligne le point de départ dans lequel s'enracine la lecture: partir du texte. La seconde met en valeur l'éloignement, le terme de la lecture : partir du texte. Cet aboutissement est toujours en partie imprévisible et propre à chaque lecteur et à chaque groupe-lecteur car il dépend aussi des penchants, de l'affectivité, de l'itinéraire, des pesanteurs historiques de chacun. Au temps de la Réforme, catholiques et protestants revendiquaient chacun pour soi contre l'autre la fidélité aux Écritures, Ies uns et les autres ont produit une immense littérature pour le prouver. Aujourd'hui nous avons mieux compris que le Livre ne suffit pas à donner raison à l'un contre l'autre, parce que nous savons que la lecture d'une communauté n'est jamais une répétition mécanique des textes fondateurs. Lire c'est toujours dire plus que le texte lu; c'est inévitablement s'en éloigner. C'est à la fois s'éloigner et s'aligner. Quelle est la part d'éloignement ? Quelle est la part d'alignement ? Entre le magistère, « maître et serviteur » des Écritures, et chaque lecteur et groupe lecteur une communication est indispensable pour gérer la place respective de l'éloignement et de l'alignement.
Quelle est la place et la fonction de l'exégèse critique ? Aujourd'hui dans certains milieux, il est de bon ton de déprécier l'exégèse comme une approche qui détruirait plus qu'elle ne construirait. Un courant fondamentaliste né aux Etats-Unis tend à rechercher dans la Bible des vérités immédiates, dans un rapport au texte affectif et fusionnel. Peut-on lire sans avoir fait d'exégèse critique? Heureusement oui. Pourtant la fonction critique est fondamentale : elle pose des garde-fou, interdit de délirer sur le texte, en s'y projetant avec ses désirs et ses rêves. L'exégèse désigne ainsi certaines lectures comme des impasses. Mais sa tâche principale est de resituer le texte dans le milieu qui l'a produit et d'en dégager la dynamique qui s'ouvre aux actualisations et aux relectures successives.
Il est évident que la critique biblique ne peut être qu'une étape pour un croyant. Les textes sont ouverts et les lectures nouvelles montrent la tension permanente entre l'alignement sur un texte, et l'éloignement dans un ailleurs. Les textes bibliques font partie de ces grands textes de i'humanité qui sont tissés de cette « obscurité lumineuse » dont parlait un critique. Ils racontent des aventures d'hommes, de femmes croyants, et invitent le lecteur que nous voulons être à l'écoute patiente des mots, mais surtout des intrigues qui se disent. Toute lecture n'est pas possible et l'exégèse historique garde sa fonction de souligner quelques contraintes du texte. Entre la mémoire des possibles du texte et la liberté imprévisible de l'acte de lecture, un chemin s'ouvre et c'est à chaque lecteur, comme à chaque communauté lectrice, guidés par l'Esprit et l'Église, de s'y engager.
© Alain Marchadour, SBEV / Éd du Cerf, Cahier Évangile n° 74 (Décembre 1990), « Parole de Dieu et exégèse », p. 59-60.