Le narrateur ne traite pas Caïn et Abel comme des personnages historiques mais comme des symboles universels...

Le chapitre 4 de la Genèse comporte un récit (v. 3-16) inséré, peut-être secondairement, entre deux notices généalogiques (v. 1-2 et v. 17 s.). Selon une hypothèse, l’auteur du récit aurait puisé dans des traditions étiologiques concernant les Kénites, nomades du désert du Néguev dont Caïn (pourtant agriculteur) serait le héros éponyme. L’auteur aurait pu également s’inspirer du thème de la rivalité entre les cultures sédentaire et nomade ou encore du motif des frères ennemis. Mais, ici comme en Gn 2–3, il a fait œuvre originale.

Quels qu’en soient la préhistoire et les matériaux utilisés, le récit présente désormais une homogénéité indiscutable. Placé immédiatement à la suite du drame du premier couple humain, il revêt une dimension existentielle qui déborde chacun des thèmes sous-jacents. Tout comme l’homme et la femme de Gn 2–3, Caïn et son frère sont des personnages paradigmatiques. Leurs noms sont symboliques et, à eux deux, ils représentent les deux grands types de civilisation, c’est-à-dire l’humanité entière. Remarquons qu’ils ne sont pas seuls au monde (la terre est déjà habitée, v. 14.16) et qu’ils font des offrandes (v. 3-4) alors que le culte de Yhwh est supposé commencer plus tard (Gn 4,26). Ce sont des signes que le narrateur ne les traite pas comme des personnages historiques mais comme des symboles universels.

L’histoire de Caïn et Abel comporte plusieurs points communs avec Gn 2–3 : présence mystérieuse d’un mal face à la responsabilité de l’homme, questions de Yhwh suivies d’un jugement, domination et désir, expulsion, signe de protection. Les difficultés sont néanmoins nombreuses dans ce texte bref.

Qui est cet Abel dont le nom signifie « buée » ? Il n’est que le frère de Caïn et disparaît du récit sans avoir prononcé un mot. Il est surprenant qu’après avoir donné un nom à son premier fils – et l’avoir expliqué –, Ève n’en fasse rien pour son deuxième, comme si, déjà, il n’existait pas. « Abel » est moins un nom qu’un qualificatif. Pourquoi l’offrande d’Abel est-elle acceptée et pas celle de Caïn ? Comment Caïn sait-il que son offrande n’est pas acceptée ? Pourquoi Caïn ne répond-il pas à la parole de Yhwh aux v. 6-7 ? Qu’a-t-il dit à son frère au v. 8 ? Toutes ces difficultés, qui recèlent peut-être ici ou là des accidents rédactionnels, ont pour effet d’illustrer le caractère énigmatique de l’enjeu du récit. Au cœur de l’histoire apparaît l’insondable, voire l’arbitraire, de la justice divine, tout autant que l’irrationalité de la violence humaine.

© Jean L'Hour, SBEV / Éd. du Cerf, Cahier évangile n° 161 (septembre 2012), "Genèse 1-11. Les pas de l'humanité" (p. 44)