Réponses à trois questions particulièrement importantes à propos des Actes des Apôtre, chapitres 1 à 12.

Au terme du parcours

Nous n'avons parcouru que la première partie des Actes des Apôtres. Et encore nous sommes-nous concentrés sur certains textes plus parlants en rapport avec le thème de la mission et celui de la communauté. Il faudrait poursuivre l'enquête dans la suite du livre et en confronter les données avec celles qui se trouvent ailleurs dans le Nouveau Testament, en particulier chez saint Paul.

Tout incomplète qu'elle soit, notre exploration nous a quand même permis de recueillir des éléments de réponse aux questions que nous nous sommes posées au début. Certains de ces éléments ont déjà été retracés. Revenons en terminant à trois questions particulières soulevées au commencement.

Trouve-t-on dans les Actes un modèle d'évangélisation qui serait valable pour tous les temps, commandé en quelque sorte par l'Évangile lui-même ?

Il est apparu que les Actes privilégient une forme particulière d'évangélisation: celle de la proclamation explicite de la foi accomplie par des témoins délégués à cette fin.

Nous l'avons vérifié en particulier dans ce qui est rapporté au sujet de l'évangélisation de la Samarie, où des « évangélistes » d'abord 18, 4), puis Pierre et Jean (8,25), puis Philippe (8,40), vont « de lieu en lieu en annonçant la parole de la Bonne Nouvelle » (8,4). Est-ce à dire que ce mode d'évangélisation est unique et qu'il doit donc s'exercer de la même manière à toutes les époques ?

Àcette question, les Actes, me semble-t-il, ne permettent pas de répondre. Ils décrivent simplement ce qui s'est passé à l'origine, comment le témoignage croyant s'est exercé durant la période apostolique. Or, cette période est unique. D'une part, Ac2-12 met en scène les Douze, c'est-à-dire des hommes dont le témoignage, irremplaçable, s'appuie sur la fréquentation et la connaissance directe de Celui qu'ils annoncent: « Il faut que, de ces hommes qui nous ont accompagnés tout le temps que le Seigneur Jésus a vécu au milieu de nous, (...) il y en ait un qu' devienne avec nous témoin de sa résurrection » (1,21 s). Les Douze ne sont donc pas à concevoir simplement comme le premier maillon d'une chaîne. Personne ne peut vraiment leur succéder, en ce sens que personne ne peut exercer au même titre qu'eux et sur la base d'une expérience semblable la proclamation de l'Evangile.

D'autre part, il faut considérer que la forme de témoignage qui a été la leur ne pouvait guère être différente dans le contexte des origines. Il s'agissait en effet de la toute première annonce d'un Evangile encore inconnu, de la toute première implantation de communautés encore inexistantes. Dès lors, le modèle de la proclamation explicite, accomplie « en allant de lieu en lieu », s'imposait.

Si les Actes privilégient l'annonce de l'Évangile par des témoins choisis, ont-ils aussi quelque chose à nous dire sur le rôle de témoignage qui revient aux communautés comme telles ?

Il faut reconnaître que cet aspect n'est pas beaucoup souligné par Luc. Il est cependant remarquable que, dans chacun des trois grands sommaires, à côté de la description très positive du vécu de la communauté primitive, on trouve la mention de la faveur dont jouissait cette dernière auprès des non-chrétiens. Cela ne suggère-t-il pas que, pour Luc, la chose va tellement de soi qu'il n'éprouve nullement le besoin d'y insister ? La qualité de la vie évangélique vécue par une communauté ne peut qu'impressionner et interpeller ceux de l'extérieur. Un vécu communautaire de valeur ne vise pas d'abord à rendre témoignage. Cela vient naturellement, par surcroît.

Mais qu'est-ce qui fait une communauté chrétienne ? Qu'est-ce qui définit cette qualité d'existence et de présence évangéliques 7 Qu'est-ce que cela implique au niveau des relations entre croyants ?

Il nous est apparu que, dans la composition des sommaires, a joué, autant et peut-être plus que le souvenir de ce qu'avait effectivement vécu l'Eglise primitive, une certaine vision de ce que devrait être idéalement une communauté chrétienne.

Les indices en ce sens ne manquent pas dans le récit de Luc lui-même. Par exemple, en ce qui concerne l'abandon des biens personnels au profit de la communauté: alors que le premier (2,44s.) et le second sommaire (4,32.34s.) laisseraient croire à une pratique générale, la suite montre qu'en réalité cela restait malgré tout exceptionnel (4,36s.) et ne s'effectua pas sans difficultés (5,1-11). Alors que 2,44 célèbre avec ferveur la mise en commun de tous les biens, 6,1 montre qu'en réalité le partage prenait dans le concret des formes bien précises, somme toute assez traditionnelles. Pensons encore à ce que disent les sommaires au sujet des croyants fréquentant assidûment le Temple 12,46a; 5, 1 2s.). Si le discours d'Etienne et ses attaques assez vives contre le Temple (7,44-49) reflètent un tant soi peu le sentiment des Hellénistes, on voit mal comment la démarche décrite pouvait être accomplie « d'un seul cœur » par l'ensemble de la communauté. Même lorsqu'il fait état des conflits internes - dont il souligne par ailleurs l'heureux dénouement - il se trouve des auteurs pour soupçonner Luc d'en avoir atténué ou dissimulé la portée. Ac 6,1-6, par exemple, présente la nomination des Sept comme la solution à une simple affaire de distribution des biens aux veuves. Puisqu'aussitôt après, Luc montre les Sept déborder largement le service des tables pur s'occuper d'évangélisation, certains y voient l'indice qu'en réalité a les Sept sont aux Hellénistes exactement ce que les Douze sont aux Hébreux, c'est-à-dire les chefs spirituels du groupe » et que « leur élection ou bien est entièrement fictive, ou bien s'est faite au sein du groupe helléniste seul, et peut-être antérieurement au conflit dont le rédacteur nous parle en termes voilés ».

Mais, alors même qu'on y reconnaît une bonne part d'idéalisation - voire dans la mesure même où un idéal d'Eglise s'y est exprimé - la vie de la communauté primitive, telle que dépeinte par Luc, garde valeur de modèle et d'inspiration pour toutes les époques. Ne faut-il pas voir dans ces tableaux idylliques les composantes fondamentales de toute vie communautaire motivée par la foi en Jésus-Christ ? Le retour constant au témoignage fondateur des apôtres, la communion traduite dans une solidarité concrète, exprimée et affermie dans la fraction du pain, le souci de la prière comme affirmation de la relation verticale en laquelle s'enracine la communauté, le respect des différences et des fonctions diverses: n'avons-nous pas là les composantes majeures de l'idéal auquel doit tendre toute communauté chrétienne, où qu'elle se situe dans le temps et l'espace ? N'est-ce pas ce qu'a saisi, en définitive cette sorte d'instinct chrétien qui à diverses périodes de l'histoire, a conduit vers lés premiers chapitres des Actes les projets les plus significatifs de renouveau ecclésial ?

© Michel Gourgues, SBEV / Éd du Cerf, Cahier Évangile n° 60 (juin 1987), « Mission et communauté (Actes des Apôtres 1 – 12) », p. 58-59