Marie dans les Évangiles : des perspectives différentes...

Les lectures que nous avons proposées ont tenté de respecter la perspective de chaque évangile. Chacun, en effet, a sa propre structure, son propre univers, sa propre manière de comprendre et d'exprimer l’unique mystère du Christ. Et c'est dans leurs différences que ces évangiles ont été reconnus et acceptés par la communauté croyante.

Il fallait dire, en effet, l'inépuisable complexité du mystère du Christ. Et chacun des évangélistes s'y est efforcé, tentant à sa manière, mais sans jamais résoudre le paradoxe, d'agencer le côté humain de Jésus et son côté transcendant. Dans tous les évangiles, Jésus reste paradoxal : parfois au plus près de l'humanité, parfois au plus près de ce qui nous semble la divinité sans qu'un aspect l'emporte définitivement sur l'autre. Car ce paradoxe est nécessaire : il dit l'être même de Jésus, il ouvre l'espace de la foi.

De plus, quand on compare entre eux les évangiles, il semble qu'on découvre un semblable paradoxe. Dans l'ensemble, par exemple, le Jésus de Marc paraît beaucoup plus humain que le Jésus de Jean. Mais les deux sont nécessaires à l'équilibre du mystère. À un autre point de vue, d'ailleurs, cette «pluralité croyante» est «saine, en ce qu'elle maintient les textes dans leur condition de témoins terrestres, sans rendre possible leur accession à une condition de dictée céleste » (André et Francine Dumas, Marie de Nazareth, Labor et Fides, 1989, p. 12). Une dictée céleste eut tout uniformisé. Les évangiles sont nés d'en bas, du cheminement de foi des communautés, des perceptions humaines du mystère du Christ. L'Esprit, qui guidait les auteurs et qui a guidé l'Église dans l'acceptation de leurs écrits, a respecté les partenaires humains. C'est, nous l'avons vu, la loi même de l'Alliance.

Progression et différences

Tout ceci, qui paraîtrait nous éloigner de Marie, nous invite au contraire à la regarder avec les yeux mêmes de l'Évangile. L'étude de la tradition évangélique, depuis Paul jusqu'à Jean, montre avec évidence une progression dans la perception du mystère de Marie. Nous avons suivi cette progression. Depuis la femme anonyme de Ga 4,4 et celle dont Marc connaît déjà le nom, même s'il la distingue mal d'un groupe familial antipathique jusqu'à la Vierge qui enfante l'enfant royal dans l'évangile de Matthieu. Depuis la servante de la Parole, qui consent, en Luc, à devenir la mère du « Fils de Dieu », jusqu'à celle que le Jésus de Jean appelle femme et qu'il proclame mère de tous les croyants.

Progression donc à l'intérieur du corpus évangélique. Mais chaque évangile garde sa différence légitime. L'Église n'a jamais voulu qu'on harmonise les évangiles et, malgré certaines tentatives, qu'on réduise les quatre évangiles à un seul. Depuis la première tradition, l'évangile est « quadriforme » (S. Irénée). Il y a donc aussi, évangéliquement, une image quadriforme de Marie. On serait tenté de s'en tenir au dernier stade de la progression. Peut-être est-il plus sain de maintenir clairement exposé, l'itinéraire de découverte. Si on ne peut ignorer l'étape ultime de la compréhension johannique, le regard de Marc et de sa communauté conserve à Marie ses racines humaines.

Le paradoxe des deux visions nous garde de la tentation de vouloir maîtriser le mystère. Marc nous dit qu'il ne faut pas identifier Marie avec son fils. Jean nous dit que Dieu a rendu la chair – et la mère de Jésus appartient à cet ordre – capable de révéler Dieu et de mener à lui. En fait, l’histoire du salut se réalise par l’association simultanée de deux partenaires : Dieu et l’humanité. Marie appartient à cette économie de l’Alliance, aux lois de la maison de Dieu. C’est par elle, Marie des Évangiles, que nous est venu et que nous vient celui qui est la Bonne Nouvelle du salut.

 

© Jean-Paul Michaud, SBEV / Éd du Cerf, Cahier Évangile n° 77 (Septembre 1991), « Marie des Évangiles », p. 71-72.