Une bonne intrigue suscite intérêt et curiosité...
Intérêts cognitif, qualitatif et pragmatique
Une bonne intrigue suscite intérêt et curiosité. W. C. Booth (1983, p. 125-136) parle de trois catégories principales d’intérêt : « (1) Celui d’ordre intellectuel ou cognitif : nous avons, ou nous pouvons avoir, une vive curiosité intellectuelle à propos des “faits”, de la véritable interprétation, des vraies raisons, des vraies origines, des vrais motifs, ou de la vérité sur la vie elle-même. (2) Celui d’ordre qualitatif : nous avons, ou nous pouvons avoir, un vif désir de voir s’achever un schéma ou une forme littéraire, ou bien d’assister au développement plus poussé de qualités littéraires. Nous pourrions appeler cette catégorie “esthétique”, si cela ne suggérait pas qu’une telle forme littéraire a plus de valeur artistique qu’une forme basée sur d’autres intérêts. (3) Celui d’ordre pragmatique : nous avons, ou nous pouvons avoir, un vif désir du succès ou de l’échec de ceux que nous aimons ou haïssons, admirons ou détestons ; ou bien nous pouvons être entraînés à espérer ou à craindre un changement dans la nature d’un personnage. Nous pourrions appeler cette catégorie “humaine”, si cela n’impliquait pas que les catégories 1 et 2 seraient moins humaines. »
La première catégorie est en quelque sorte orientée vers le Vrai, la seconde vers le Beau, et la troisième vers le Bon, pour reprendre les trois Idées de Platon. La première correspond aux intérêts « historiographiques et idéologiques » de Sternberg (1987, p. 41-42) et la deuxième à son intérêt « esthétique ». La troisième, dite pragmatique (de praxis, « action »), joue sur l’empathie du lecteur, ses valeurs, son engagement éthique.
Il existe une certaine similitude entre ces trois catégories et les trois types d’intrigue définis plus haut : le changement de connaissance va avec l’intérêt d’ordre cognitif, l’évolution d’un personnage avec l’intérêt d’ordre pragmatique ; mais il n’existe qu’une faible analogie entre le changement de situation et l’intérêt d’ordre qualitatif.
Finalement, selon W. C. Booth, les bons romans et les bons ouvrages associent les différentes catégories d’intérêt, ou alors les intérêts opposés et conflictuels éclatent. Les deux cas sont présents dans la Bible.
Par exemple, le jugement de Caïn en Gn 4 est-il définitif ou le lecteur peut-il tenir compte de sa demande d’une nouvelle chance (conflit entre l’intérêt d’ordre cognitif et celui d’ordre pragmatique) ?
Agar est un personnage qui inspire de la sympathie ; même l’ange de Dieu essaie de rétablir la justice à son avantage (Gn 16,9-12 ; 21,17-20) (intérêt d’ordre pragmatique). Néanmoins, il est clair pour le lecteur que l’intrigue principale ne lui attribue qu’un rôle secondaire (intérêt d’ordre cognitif).
Quand il observe Ésaü et Jacob, surtout en Gn 27, le lecteur peut prendre en pitié Ésaü, la victime (intérêt d’ordre pragmatique) mais il est certain que Jacob est l’héritier choisi par Dieu (intérêt d’ordre cognitif).
Dans l’histoire de Joseph (Gn 37–50), Joseph est-il un enfant gâté, la victime innocente de ses frères jaloux ou bien les deux (intérêt d’ordre pragmatique) ? Jusqu’où le lecteur peut-il se mettre du côté du héros (intérêt d’ordre pragmatique quant au héros et cognitif quant à la vérité) ? Par la suite, le lecteur doit-il dire que Joseph est un homme sans cœur et cruel envers ses frères (ordre pragmatique) ou bien qu’il accomplit le plan de Dieu (ordre cognitif augmenté d’un intérêt d’ordre esthétique pour la forme narrative) ?
La mort des héros tels que Moïse, Samson et Saül est tragique. Le récit encourage le sentiment du lecteur à l’égard de ces personnages (intérêt d’ordre pragmatique). Cependant, le lecteur peut découvrir dans le texte des éléments qui expliquent (ou tentent d’expliquer) leur triste sort (ordre cognitif).
Josué est-il blâmé pour son alliance avec les Gabaonites (Jos 9) (intérêts d’ordre pragmatique et cognitif) ?
1 S 8–16 décrit divers aspects, parfois contradictoires, des rapports de Samuel avec Saül et avec la royauté (intérêts d’ordre pragmatique et cognitif). Ajoutons que, dans la Bible, au sujet de Dieu, le lecteur peut se demander s’il est possible de trouver un dénominateur commun aux différents traits et aspects qui sont présentés (voir L. Eslinger, 1989).
Ces conflits d’interprétations et d’intérêts sont souvent présents dans le livre des Juges. En Jg 6–9, par exemple, Gédéon est-il héros ou antihéros ? L’histoire d’Abimélek est-elle un jugement implicite de la politique de Gédéon ? Le récit finit avec un anti-climax et cela frustre l’« attente esthétique » du lecteur d’une fin plus positive ; mais l’intérêt d’ordre cognitif du lecteur demande vérité et justice.
En Jg 11, le récit justifie-t-il le vœu de Jephté (intérêt d’ordre pragmatique pour Jephté et sa fille ; cognitif pour la vérité ; esthétique dans la conclusion qui convient après la victoire).
En Jg 19, existe-t-il un système de valeurs dans le texte selon lequel le lecteur peut juger du comportement du lévite ? (intérêt d’ordre cognitif pour la vérité, pragmatique pour la concubine du lévite, et esthétique dans un récit qui s’achève en utilisant le schéma « crime et châtiment »).
En Jg 20–21, quel est l’intérêt principal du lecteur : est-ce le nécessaire châtiment de la « faute » de la tribu de Benjamin (intérêt d’ordre cognitif) ou la survie de celle-ci (intérêt d’ordre pragmatique) ?
De tels cas illustrent le fait qu’« il y a un plaisir à apprendre la simple vérité, et il y a un plaisir à apprendre que la vérité n’est pas simple » (W. C. Booth, 1983, p. 136).
La tension narrative
Dans tout récit, une tension s’établit entre le nouement de l’action et son dénouement. Elle est déclenchée par une question du type : « Que va-t-il se passer ? ». Tout le temps du déroulement de l’action, le lecteur est alors mis dans un état d’attente, d’incertitude (tant de choses peuvent arriver), d’anticipation (tendu vers la fin, il pose des diagnostics sur la situation et élabore des pronostics). Au dénouement est attachée une question : « Comment en est-on arrivé là ? ». La conclusion compte moins que l’évaluation des émotions traversées par le lecteur et qui sont validées (ou non) en finale.
Le récit joue ainsi d’un certain nombre de ressorts (lacunes, ellipses, retardements, ambiguïtés, disparité des niveaux de connaissance) pour créer des effets de suspense, de curiosité ou de surprise.
Le suspense naît du décalage entre ce que le lecteur connaît déjà et ce qui doit advenir. Dans le cycle d’Abraham, la promesse initiale d’une descendance (Gn 12,1-3) sur fond de stérilité (Gn 11,30) noue une tension qui subit bien des aléas avant le renouvellement et la confirmation de la promesse en Gn 22,15-18. Autre exemple : à partir de Gn 42,7, nous savons que Joseph a reconnu ses frères et nous attendons que ceux-ci le reconnaissent à leur tour. Ou encore, en 1 S 17, qui va répondre au défi de Goliath ? Nous pressentons que ce sera David (qui vient d’être oint en secret) mais de quelle manière ?
La curiosité naît de la conscience d’un manque (objet, événement) dans le tissu de l’intrigue ou l’histoire des personnages. En 1 R 3,16-28, nous ignorons qui est la femme coupable de la mort de l’enfant et, comme Salomon, nous voulons savoir de qui il s’agit (intérêt d’ordre cognitif).
Dans la surprise, le lecteur est désarçonné par ce qu’il apprend, soit au cours de l’action, soit lors de la résolution. En Gn 29,23-25, lorsque Laban donne comme épouse à Jacob sa fille Léa au lieu de Rachel, son action nous surprend autant que Jacob et éclaire le personnage différemment. En Gn 50,15, la peur des frères de Joseph alors que nous pensions la fraternité restaurée invite à relire l’histoire : quelque chose nous aurait-il échappé ? Le propos de Joseph en Gn 50,19-21 pourrait le confirmer : la théologie de l’événement – l’insertion des choix humains dans le dessein de Dieu – n’avait pas encore été tirée suffisamment au clair. En Nb 20,12, la sentence inattendue du Seigneur contre Moïse et Aaron nous oblige à reprendre le récit à nouveaux frais.
Presque à chaque fois, les émotions générées au cours de la lecture sont reprises dans le dénouement qui permet une réflexion non seulement sur l’intrigue ou les personnages mais sur nous-mêmes et notre compréhension du réel.
La participation active du lecteur est une partie essentielle de l’acte de lecture. Un texte est comme une partition musicale. La musique reste muette à moins que quelqu’un ne joue ou ne chante ce qui est écrit sur la partition. Un texte biblique reste muet à moins que le lecteur ne l’interprète (c’était un thème favori de L. Alonso Schökel).
© Jean-Louis Ska, SBEV / Éd. du Cerf, Cahier Évangile n° 155 (mars 2011), "Nos pères nous ont raconté - Introduction à l'analyse des récits de l'Ancien Testament", p. 61-64.