L’exégèse johannique nous invite aujourd’hui à être davantage sensible à l’histoire de la communauté elle-même...

Longtemps centrée sur l’analyse rédactionnelle des textes, avec identification des sources et tentative de reconstitution des couches littéraires successives, l’exégèse johannique paraît aujourd’hui plus sensible à l’histoire de la communauté elle-même. Naturellement, les deux approches se conditionnent mutuellement, d’abord parce qu’il n’y a pratiquement pas d’autres sources historiques que les textes du Nouveau Testament, ensuite parce que la communauté étudiée est précisément celle qui a produit les textes, au long d’un processus rédactionnel complexe, échelonné sur une durée conséquente. En ce domaine, les travaux de Raymond E. Brown sont exemplaires, même si certaines hypothèses peuvent donner lieu à révision.

Le point sans doute le plus fort de la recherche ainsi entreprise tient au fait de projeter le développement de la communauté johannique sur un axe diachronique considérant dans l’ordre : 1) le corps du Quatrième évangile, 2) les épîtres, 3) le chapitre 21 de l’évangile. En revanche, l’Apocalypse est tenue à l’écart, selon le sentiment encore dominant qu’il s’agit là d’un tout autre monde, malgré la référence formelle à saint Jean.

De plus, la lecture de l’évangile lui-même tend à distinguer : 1) les informations portant sur les débuts de la communauté johannique au sein du groupe apostolique contemporain de Jésus, 2) les éléments relevant d’une première période post-pascale, vécue en Palestine, 3) les données relatives à l’émancipation de la communauté johannique, transportée hors de Palestine et confrontée à un environnement diversifié mais finalement tenu pour globalement hostile, 4) les indices annonçant la grave crise d’identité, dont le déchaînement accompagnera la rédaction des épîtres, avant qu’une solution de compromis s’exprime à travers l’ajout du chapitre 21.

D’autres modèles pourraient sans doute exister : ce dernier semble aujourd’hui le plus convaincant et le plus largement admis. Il vaut donc la peine d’en reprendre les principaux éléments, avec le souci de brosser le portrait, sinon exact, du moins vraisemblable, de la communauté chrétienne sous-jacente aux écrits johanniques. Plusieurs traits paraissent ainsi s’imposer.

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La rencontre des païens

Dans un deuxième temps, sans doute consécutif aux événements de 70, la communauté johannique se trouve transplantée en milieu grec, probablement à Éphèse, quoique certains pensent aussi à la Syrie. En effet, selon eux, cette région aurait l’avantage de mettre en présence : culture grecque païenne, milieux juifs orientaux, groupes religieux d’orientation gnostique.

En outre, l’intérêt proprement johannique pour l’apôtre Thomas, surnommé Didyme (14, 5 et surtout le beau récit d’apparition pascale, en 20, 24-29) et dont l’on sait la réception comme figure emblématique des Églises syriennes, rend vraisemblable, sinon l’hypothèse d’un séjour durable en Syrie, du moins l’existence de relations étroites avec les régions situées à l’est d’Antioche. Quoi qu’il en soit du site géographique – faute de mieux, la localisation traditionnelle à Éphèse garde toutes ses chances ! – la confrontation avec la culture grecque est d’abord vécue positivement : dans une belle démarche d’inculturation, comme l’on dit aujourd’hui, les responsables de la communauté, à commencer par l’évangéliste, saluent ce “monde” que “Dieu a tant aimé”, au pont de " donner son Fils unique, afin que quiconque croit en lui ne périsse pas mais possède la vie éternelle " (3, 16).

À ce stade de la mission et de l’écriture, on sent l’intérêt de la tradition johannique pour un langage religieux plus universel que le langage purement judéo-chrétien. Ainsi, plutôt que d’annoncer le Règne de Dieu – l’expression, omniprésente chez les synoptiques, ne figure que deux fois dans le Quatrième évangile : encore est-ce justement dans le dialogue avec Nicodème (3, 3.5), c’est-à-dire au niveau du dialogue interne au monde judéo-chrétien –, le Quatrième évangile affectionne les termes généraux comme vérité, connaissance, vie, amour, et les symboles universels comme la lumière, l’eau, le pain. En ce sens, le langage johannique trouverait beaucoup d’affinités avec la pensée religieuse du monde grec, qu’elle soit déjà peu ou prou " gnostique " ou, plus largement, " hermétique ", en tout cas d’origine autre que biblique ou judéo-chrétienne.




© Yves-Marie Blanchard, SBEV / Éd. du Cerf, Cahier Évangile n° 138 (décembre 2006) "Les écrits johanniques", pages 20-21 et 23-24.