Luc a construit son texte de manière “carrée” comme s'il voulait que le message ne laisse aucune échappatoire…

Lecture de Lc 6, 12-49

Les Béatitudes et leurs contraires (Lc 6,20-26)
[6e dimanche ordinaire - Année C]


Sans garder l’épisode du choix des Douze – dont l'importance pour Luc est marquée par la prière de Jésus toute la nuit –, la liturgie a retenu le v. 17 comme introduction aux Béatitudes lucaniennes, parce que l'auditoire y est bien décrit en deux groupes : un grand nombre de disciples et une foule de gens, juifs et étrangers.

Lecture d’ensemble. Luc a construit son texte de manière " carrée " comme s'il voulait que le message ne laisse aucune échappatoire : quatre " heureux " lancés au groupe des disciples – caractérisés comme pauvres, affamés, en pleurs et exclus, – sont suivis de quatre " malheureux " adressés aux riches, repus, joyeux et bien considérés, sans qu'on puisse identifier un groupe concret opposé à celui des disciples. La quatrième béatitude est beaucoup plus développée que les trois premières et son contraire semble incomplet.

Au fil du texte. 1) Luc est probablement plus proche des paroles mêmes de Jésus que le texte de Mt où, par exemple, les pauvres le sont " par l'esprit ". Le programme énoncé à Nazara (" annoncer la Bonne Nouvelle aux pauvres ") s'accomplit : Heureux sont-ils, non parce qu'ils sont pauvres (matériellement, socialement), mais parce que le Règne de Dieu est pour eux (au présent) et que le Fils de Dieu est à leurs côtés, a pris leur parti, et non celui des milieux aisés et puissants !

2) Luc a introduit un " maintenant " dans les béatitudes 2 et 3 et leurs contraires, sans doute parce qu'il écrit pour des communautés éprouvées. La raison du bonheur est au futur : " vous serez rassasiés […] vous rirez ". Ce n'est pas une consolation à bon compte, mais la trace de cette attente urgente du Royaume qui habitait Jésus. C'est aussi l'espoir de Luc – puisqu'il écrit que Jésus " lève les yeux vers ses disciples " (v. 20) – de voir se développer dans l'Église de son temps le partage que prêchait Jean (Lc 3, 11) et qu'il décrit au début du livre des Actes (Ac 2, 44-45 ; 4, 32).

3) La béatitude 4 remet la cause du bonheur au présent, mais sur deux plans : les persécutés ont dès à présent une récompense dans le ciel, mais ils peuvent " sauter de joie " au sein même de la persécution, car ils voient que leur sort est semblable à celui des prophètes authentiques d'autrefois, persécutés par les tenants d'une religion qui couvraient les injustices du manteau de la piété et du culte. Ceci rejoint la béatitude 1 : Dieu est bien à leurs côtés. Et la meilleure illustration se trouve en Ac 5, 41 : après avoir été flagellés, les apôtres " quittèrent joyeux le Sanhédrin ".

4) Pour les riches, les repus et les rieurs, la consolation est au présent, mais elle est éphémère au vu de la crise des derniers temps ou des crises de la vie personnelle, s'ils oublient que Dieu est le seul appui solide. Ici le meilleur exemple est celui d'Hérode Agrippa I en Ac 12, 21-23.

Amour des ennemis et miséricorde (Lc 6, 27-38)
[7e dimanche ordinaire - Année C]


Lecture d’ensemble. La construction est complexe : trois impératifs concernent le cœur et la parole (aimer, bénir, prier), un est action (faire du bien). Suivent deux exemples concrets de non résistance : tendre la joue, laisser emporter la tunique avec le manteau. Une maxime généralisant le dernier cas introduit à la " règle d'or " : faire aux autres ce qu'on souhaite pour soi. Puis " aimer ", " faire du bien ", " prêter " sont repris : les pécheurs agissent ainsi dans leur cercle, mais ceux " qui écoutent Jésus " (v. 27) doivent le faire envers leurs ennemis. Ensuite, les impératifs du début sont repris, mais modifiés, en insistant sur la gratuité, ce qui amène le thème d’une récompense, non précisée mais sans doute expliquée par " …vous serez les fils du Très Haut ". S’agirait-il d’enter dans une plus grande intimité avec le Père ? Celui-ci en effet est " très bon " pour les ingrats. Enfin, Jésus invite ses disciples à imiter la miséricorde du Père.

Au fil du texte. 1) Etre heureux de souffrir persécution à cause du Fils de l'homme est une chose (v. 22), aimer les persécuteurs en est une autre ! On comprend mieux pourquoi, en 4, 43, Luc a présenté l'enseignement de Jésus (dont il n'a pas vraiment donné d'échantillons avant les béatitudes) comme prédication de " la Bonne Nouvelle du Règne de Dieu ". Si Dieu ne vient pas maintenant régner sur terre, ces commandements sont impossibles. On comprend aussi pourquoi Jésus a passé toute la nuit à prier avant de choisir douze de ses disciples et de leur donner le nom d'apôtres, " envoyés " comme multiplicateurs de ce message paradoxal.

2) " Tendre l'autre joue " peut certes avoir le sens de non résistance. Mais dans le cadre d'une lutte pour la liberté d'évangélisation, pour la vérité, les droits de l'homme, la justice, cette expression prend une signification active : on redouble d’insistance alors que les premières initiatives ont apporté souffrances et menaces.

3) Aux v. 32 à 34, Luc utilise le mot charis qui signifie " récompense ", " reconnaissance " ou, mieux, " grâce ". On pourrait traduire par " quelle est votre gratuité ? "

4) Alors que Mt 5, 48 (" soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait ") risque de décourager le disciple d'aujourd'hui, l'expression de Luc paraît moins inaccessible : " Soyez compatissants comme votre Père est compatissant " (v. 36). Luc 15 et d'autres passages du troisième évangile insisteront sur cette invitation, comme ici le v. 37.


© Yves Saoût, SBEV / Éd. du Cerf, Cahier Évangile n° 137(septembre 2006) "Évangile de Jésus Christ selon saint Luc",  p. 36-38.