Selon les hypothèses historico-exégétiques les plus récentes, l’idéologie de l’auteur ou du rédacteur sacerdotal (P), en conformité avec l’importance qu’il accorde au culte, se caractérise notamment par des valeurs d’ordre, de non-violence, de respect de la vie. Pour lui, la présence de Dieu au milieu de son peuple est un objectif plus décisif à atteindre que la conquête violente du pays.

Sur le plan sacrificiel, cette idéologie se traduit par la prépondérance accordée à l’offrande végétale (mineẖâh) sur les autres types de sacrifices, ce qui est encore une façon supplémentaire de limiter la violence contre les anmaux. Alfred Marx (Les Offrandes végétales dans l’Ancien Testament. Du tribut d’hommage au repas eschatologique, Leyde, Brill, 1994) parle, à ce propos, d’« utopie végétalienne ». La structure de Lv 1–3 qui honore et valorise cette offrande non sanglante de la mineẖâh grâce à une construction littéraire très sophistiquée est, de ce point de vue, tout à fait éloquente (voir Didier Luciani, « Structure et théologie en Lv 1,1 – 3,17 », dans Thomas Römer [dir.], The Books of Leviticus and Numbers, Louvain, Peeters, coll. « Bibliotheca Ephemeridum Theologicarum Lovaniensium », 215, 2008, p. 319-327).

Sur ces questions, la loi de Deutéronome va dans une tout autre direction. D’une part, elle se désintéresse tout à fait de la mineẖâh, dont elle ne fait jamais mention. D’autre part, si elle centralise le sacrifice en un lieu unique (« le lieu que Dieu a choisi pour y faire habiter son nom » : Dt 12,11.14 ; 14,23.25 ; 15,19 ; etc.), elle autorise aussi l’abattage profane n’importe où (mais pas à n’importe quelle condition) comme le montre ce passage de Dt 12,13-16 : « 13 Garde-toi bien d’offrir tes holocaustes dans n’importe lequel des lieux que tu verras ; 14 c’est seulement au lieu choisi par le Seigneur chez l’une de tes tribus que tu offriras tes holocaustes ; c’est là que tu feras tout ce que je t’ordonne. 15 Cependant, tu pourras, comme tu le voudras, abattre des bêtes et manger de la viande dans toutes tes villes, selon la bénédiction que le Seigneur ton Dieu t’aura donnée. Celui qui est impur et celui qui est pur en mangeront comme si c’était de la gazelle ou du cerf. 16 Cependant, vous ne mangerez pas le sang : tu le verseras sur la terre comme de l’eau. »

À première vue, cette loi du Deutéronome peut donc donner l’impression de réduire à néant la protection que la restriction du Lévitique procurait aux animaux. Mais, en fait, selon la logique narrative elle change tout simplement de perspective. Elle ne se situe plus dans le cadre de la pérégrination au désert, avec un sanctuaire portable au milieu du camp, mais elle se projette dans la situation future de l’installation sur la terre donnée par Dieu : « Voici les lois et coutumes que vous garderez et pratiquerez dans le pays que Yhwh le Dieu de tes pères t’a donné pour domaine tous les jours que vous vivrez sur le sol » (Dt 12,1). Autrement dit, dans ce nouveau contexte et par ce processus de désacralisation, si la consommation ordinaire de viande semble être facilitée, voire encouragée, c’est en revanche l’accès au sacrifice qui se restreint puisque celui-ci ne peut plus être offert que dans un seul lieu et par des fonctionnaires dûment accrédités (les prêtres). La procédure technique et la distance à parcourir dorénavant pour offrir un sacrifice compensent ainsi, en partie, la tolérance accordée sur la consommation de la viande. Finalement, à l’échelle de l’histoire globale d’Israël, on peut même affirmer que cette unicité du lieu de culte se révélera être le facteur limitatif le plus puissant à la pratique du sacrifice, puisqu’à deux reprises, Dieu permettra que ce sanctuaire soit détruit (par Babylone et par Rome)… et qu’il le reste !

Quoi qu’il en soit, il faut savoir que cette question de la différence (et donc du rapport) entre la loi deutéronomique (Dt 12) et celle du Lévitique (Lv 17) a servi et sert encore de « pierre de touche » dans l’élaboration des hypothèses rédactionnelles du Pentateuque. À ce sujet, voir Udo Rüterswörden, « Deuteronomium 12,20-28 und Leviticus 17 », dans Reinhard Achenbach et al., « Gerechtigkeit und Recht zu üben » (Gen 18,19). Studien zur altorientalischen und biblischen Rechtsgeschichte, zur Religionsgeschichte Israel und zur Religionssoziologie (Festschrift für Eckart Otto zum 65 Geburtstag), Wiesbaden, Harrassowitz, 2009, p. 217-226.