Suivons le fil de l’évangile de Matthieu dans son intégralité, mais de manière parfois inégale...

Lire Matthieu dans son site liturgique
Nous suivons ici « le fil » de l’évangile de Matthieu dans son intégralité, mais de manière volontairement inégale et parfois de manière cursive et laconique. En effet, le but n’est pas de fournir un nouveau commentaire (il en existe d’excellents !), mais d’éclairer avant tout les passages qui, dans la liturgie, apparaissent « au long des dimanches et fêtes de l’année liturgique A ».

Dans cette opération risquée, le bibliste qui écrit ici entend rester dans sa discipline, sans se substituer au pasteur et à l’homéliaste. Il doit entrer en même temps, avec un entier respect, dans la logique liturgique, puisque la célébration est le lieu premier où résonne la Parole. Cette logique liturgique intègre quatre éléments.

1 - Une lecture « semi-continue » de l’évangile
La liturgie suit un évangéliste au long d’une année, mais selon un double impératif : assurer un accès au texte, en l’occurrence celui de Matthieu, en une lecture « semi-continue », et, en même temps, honorer les points forts du cycle rituel. Il en résulte, pour le bibliste, un réel désordre. Ainsi, le Sermon sur la montagne (Mt 5 – 7) suit une trajectoire cohérente (du 4e au 9e dimanche ordinaire A). Cependant, la partie du discours consacrée aux trois piliers de la vie croyante : l’aumône, la prière et le jeûne (Mt 6, 1…18), se trouve hors contexte, au mercredi des Cendres, parce que ces pratiques doivent éclairer le sens du Carême.

2 - Un rapport non systématique à l’Ancien Testament
Dans les harmonies recherchées par la liturgie, le rapport direct entre l’Ancien Testament et la péricope évangélique ne vaut que pour le temps ordinaire. Dans les grandes périodes liturgiques (Avent-Noël, Carême-Temps pascal), le rapport entre l’Ancien Testament, le texte de l’Apôtre et l’évangile sont à redéfinir au cas par cas. Ce rappel est important parce que, faute de percevoir les règles que le lectionnaire s’est lui-même fixé, on risque parfois des rapprochements fort douteux entre les textes.

3 - Une recherche d’un sens toujours nouveau
Il reste que la liturgie ne cherche pas à lire un évangile pour lui-même. Elle l’éclaire par la rencontre d’autres passages bibliques lus le même jour. Autrement dit, elle raisonne en termes de ''tradition'', « une tradition qui prend pour unité de signification l’ensemble de la Bible ». Par exemple, Jésus annonce aux envoyés de Jean les merveilles de sa mission : « Les aveugles voient, les boiteux marchent… » (Mt 11, 5 – 3e dimanche de l’Avent A). La première lecture met en parallèle le livre d’Isaïe : « Alors s’ouvriront les yeux des aveugles […] Alors le boiteux bondira… » (Is 35, 5-6). Ce jeu des deux textes entre eux produit dans l’homélie, telle l’étincelle jaillissant des deux pôles d’un arc électrique, « un troisième sens » qui n’est ni celui de Matthieu 11, ni celui d’Isaïe 35. En effet, Matthieu donne au passage d’Isaïe une destinée que son auteur n’avait pas prévue. En retour, il légitime la mission de Jésus par la manière dont il comprend l’oracle d’Isaïe.

La mise en rapport des textes bibliques entre eux, dans la liturgie, produit une sorte de « réaction chimique » qui, à partir de textes morts, couchés sur les manuscrits et dans les bibles, redonne vie à la Parole pour l’aujourd’hui des croyants. Le procédé ne date pas d’hier. Dans les synagogues du temps de Jésus, on lisait la Torah en cycle « semi-continu ». On y ajoutait quelques versets, tirés des prophètes, censés éclairer le passage de la Loi. Ainsi, la vocation de Moïse au Buisson ardent s’ouvrait par ces mots : « Moïse faisait paître le petit bétail de Jéthro, son beau-père… » (Ex 3, 1). En regard, se lisait Isaïe 40, notamment les mots suivants : « Tel un berger, [le Seigneur] fait paître son troupeau, de son bras il rassemble les agneaux ». On sait, par la littérature juive ancienne, ce que l’homélie synagogale pouvait tirait de ce rapprochement, pour nous curieux, en ce « sabbat du Bon Pasteur » : Dieu est le pasteur de son peuple… et c’est par Moïse qu’il guide son peuple…

Le bibliste d’aujourd’hui n’ignore pas cette perspective unifiante ou « approche canonique » qui fonctionne déjà dans la manière dont les auteurs du Nouveau Testament interprètent l’Ancien. Encore faut-il conserver une saine prudence. Dans la plupart des passages étudiés, une rubrique intitulée « Lectionnaire » envisagera discrètement cet aspect (index, p. 00). Certains encadrés rapporteront comment les premières générations chrétiennes, celles des « Pères de l’Église », ont essayé elles-mêmes d’actualiser ces textes.

4 - Une proposition de plan parmi d’autres
Lire un évangile suppose que l’on en établisse le plan, la structure. Mais, confrontée à une culture littéraire à présent disparue, cette opération est un travail subjectif d’interprétation. En conséquence, autant de commentaires de Matthieu, autant de propositions de plans différents. Implicitement, les artisans du lectionnaire, eux-mêmes exégètes, ont leurs propres idées en ce domaine, ni pires ni meilleures que d’autres, lorsqu’ils découpent, au long des dimanches et fêtes, les passages du Premier évangile.

Rangeons-nous, pour l’ensemble, au plan de Matthieu envisagé par le lectionnaire. Cependant, certains découpages, peut-être justifiables d’un point de vue catéchétique, cassent (du moins à mon sens) la dynamique interne de cet évangile. J’ai donc opté pour un système qui tente d’harmoniser les choix du lectionnaire et les perspectives exégétiques.


© Claude Tassin,
SBEV / Éd. du Cerf, Cahier Évangile n° 129 (septembre 2004), "Evangile de Jésus Christ selon saint Matthieu", (p. 4-5).