Quelques remarques générales sur la nature du texte du "Cantique des Cantiques"
Avant de s'engager dans la lecture, quelques remarques générales sur la nature du texte du Cantique s'imposent.
Le « Chant des chants »
L'appellation de Cantique des Cantiques est traditionnelle, mais le détour par son titre hébraïque peut être utile pour rafraîchir le sens de ces mots. Shir ha shirim li Shelomo signifie textuellement le « Chant des chants qui est de Salomon ». Nous verrons plus tard ce qu'il en est de l'attribution à Salomon. En revanche, il est essentiel de bien identifier dès le départ ce texte comme un « chant ». Nous avons affaire non pas seulement à des mots écrits, mais à des voix. Ce texte est chargé de toutes les modulations de la parole orale, de toutes les vibrations d'un face à face où les mots s'échangent et se répondent. Avant tout le Cantique est un univers sonore d'appels, d'échos, de questions, de répliques. Il ne parle pas simplement d'amour ! Il chante l'amour. Il est l'amour jaillissant en parole.
Le lire consiste donc aussi et d'abord à l'entendre. Ce qui ne va pas sans difficulté quand on l'aborde dans une traduction. La texture sonore d'un texte est évidemment ce qui en lui est le plus vulnérable à la traduction. Ainsi par exemple, c'est dans le texte hébreu que se forme, dès les premiers versets, une chaine de sens qui relie subtilement le mot shem (nom), le mot shemen (parfum) et le nom de Salomon : Shelomo qui, lui-même, fait écho à shalom, la paix. C'est dans le texte hébreu encore que dodeka (tes caresses) peut être entendu comme un écho au mot dod (bien-aimé, chéri) qui scande le Cantique et qui, à son tour, peut évoquer le nom du roi David constitué des mêmes consonnes. De telles chaines de mots qui résultent d'allitérations subtiles en hébreu contribuent certainement à forger le sens du texte et elles ne peuvent être indifférentes à son interprétation. Mais beaucoup de nos traductions ne permettent guère d'y avoir accès. Le détour par quelques explications techniques est alors indispensable.
Moins fragiles en revanche, les reprises de mots d'expressions, d'invocations qui jalonnent le texte et viennent rappeler, elles aussi, que le Cantique est d'abord un « chant ». Ainsi, par exemple, l'adresse aux filles de Jérusalem qui revient quatre fois au cours des huit chapitres : « Je vous en conjure, filles de Jérusalem, (par les gazelles et par les biches des champs) n'éveillez pas, ne réveillez pas mon amour, avant l'heure de son bon plaisir ».
On conçoit bien, dans ces conditions, que le Cantique ait été chanté de tout temps et qu'il continue à l'être. C'est là son mode d'existence naturel. Les savantes disputes à son propos ne doivent pas faire oublier un trait simple et fondamental comme celui-ci.
« Je », « tu » : ce chant est un dialogue
Autre caractéristique essentielle du Cantique : ce chant est un dialogue. Deux voix s'y répondent avec l'accompagnement épisodique d'interventions extérieures. Mise à part une partie finale très individualisée dont la tournure est celle de l'aphorisme (8,8-14), tout est ici expression directe : soit qu'un « je » s'adresse à un « tu », soit qu'il évoque ce « tu » à l'intérieur de monologues. Ce dialogue n'est enchâssé dans aucune narration. Le Cantique s'ouvre directement sur la parole vive d'une femme qui exprime son admiration et son désir : Qu'il me baise des baisers de sa bouche.
D'emblée le lecteur est donc transporté dans un univers totalement subjectif, c'est-à-dire constitué par la voix de sujets qui se cherchent, s'interpellent, se disent leur présence mutuelle. Et la fin du poème, de la même façon, est une ultime adresse d'elle à lui :
Fuis, mon bien-aimé.
Sois semblable à une gazelle,
à un jeune faon,
sur les montagnes embaumées !
L'ensemble du poème, du début à sa fin, étant ainsi happé par le jeu du pur dialogue, rien ne permet d'identifier ceux qui se parlent au long des versets du Cantique. Le texte baigne dans l'évidence de l'intimité qui les lie. « il » est simplement ce que « elle » en dit, c'est-à-dire « mon bien-aimé ». « Elle » est « mon amie », ou encore « ma sœur, ma fiancée ». Certaines traductions interprètent ces deux rôles en termes d’ « époux » et d’ « épouse ». Mais le texte ne comporte pas d'éléments qui explicitent une dimension conjugale de la relation, au sens institutionnel du terme. D'ailleurs la désignation précise des partenaires du Cantique ne fait pas partie du texte lui-même, elle vient du traducteur et de l'interprète. En sa lettre, le texte désigne simplement un homme et une femme célébrant la merveille de l'amour qui les tourne l'un Vers l'autre.
On notera encore à propos de ce dialogue une caractéristique très remarquable: elle tient dans la quasi symétrie des deux rôles. Le Cantique est vraiment une célébration mutuelle où les voix s'entrelacent où les mots de l'un relaient les mots de l'autre, s'échangent dans une harmonieuse parité. Ainsi aux variations multiples de la femme célébrant la beauté du bien-aimé au point d'intriguer le chœur (« Qu'a donc ton bien-aimé de plus que les autres, ô la plus belle des femmes ? » 5,9), répond la reprise des exclamations : « Que tu es belle, ma bien-aimée, que tu es belle ! » (1,15, puis 4,1, repris avec des variantes en 4,7 et en 7,7). De même, à l'aveu de la bien-aimée : « ...je suis malade d'amour » (2,5) fait écho la déclaration du bienaimé : « Tu me fais perdre le sens, ma sœur, ô fiancée » (4, 9). Et encore, confirmant cette parité cette manière de déclarer les « amours » de l'autre « meilleures que le vin » qui se trouve formulée, identique, par l'un et par l'autre (1,2 parallèle à 4,10).
Il est vrai qu'à certains égards, c'est la voix féminine qui semblerait parler le plus haut, ouvrant et fermant le poème, conduisant son déroulement. Mais on doit bien constater aussi que c'est « il » qui bondit, qui tire le désir et le poème en avant. On notera, du reste, que cette symétrie de la parole amoureuse masculine et féminine a pour effet de brouiller l'attribution de certaines répliques. Les manuscrits et les traductions sont loin de s'accorder toujours sur la répartition des propos. Ainsi, par exemple, pour les uns, c'est la femme qui recommande : « N'éveillez pas, ne réveillez pas l’amour » (2,7; 3,5; 8,4); pour d'autres, c'est une exhortation de l'homme, d'autres enfin considèrent qu'il s'agit d'un leitmotiv à porter au compte du chœur. Cette indécision un peu troublante pourrait en fait comporter un enseignement positif. Elle manifeste qu'en sa pointe et en sa perfection, l'expression de l'amour est une, elle se résout en une seule et unique parole. Elle refait l'unité, sans pour autant - le Cantique en est un témoignage - effacer la différence, l'écart de l'un à l'autre, sans lesquels le dialogue disparaîtrait.
Au-delà du lyrisme, un texte construit ?
Autre question préliminaire : le Cantique doit-il être lu comme un texte d'une seule coulée, ayant une unité organique ? Certains éprouvent à le lire l'évidence d'une progression et d'une tension soigneusement entretenues. Ils représentent la ligne d'interprétation dramatique argumentée depuis le l8e siècle (Jacobi) et reprise plusieurs fois depuis (en particulier par Renan). À l'inverse, d'autres lecteurs ne sont frappés que par un mouvement de reprise, de piétinement, et inclinent à voir dans le Cantique une anthologie de chants nuptiaux rassemblés et reliés en un seul volume sur la base de leur communauté de thèmes. Il nous faudra donc reposer la question au terme de notre propre parcours.
Liée à ce débat, la question de la structure du Cantique est loin d'être aisée à trancher. Chacun se donne pour appuis les retours thématiques, les refrains, les oppositions et les correspondances qui se forment dans le texte. Mais l'accord ne se fait guère sur la manière de les hiérarchiser. En fait il apparaît que toute proposition sur la structure du texte est liée à une interprétation préalable. Alors que certains vont jusqu'à dénombrer cinquante deux unités dans le Cantique (Krinetzki), d'autres, comme A. Robert, découpent cinq poèmes. Entre ces deux découpages extrêmes des décomptes intermédiaires sont argumentés par d'autres exégètes. Nous nous rallierons ici à l'énumération de dix poèmes qui, sans atomiser abusivement le poème permet de tenir compte de ruptures fortes et de reprises qui dessinent une structure ferme.
© Anne-Marie Pelletier, SBEV / Éd du Cerf, Cahier Évangile n° 85 (Septembre 1993), « Le Cantique des Cantiques », p. 7-10.