Les onze premiers chapitres de la Genèse sont à eux seuls un monument de littérature...

Les onze premiers chapitres de la Genèse sont à eux seuls un monument de littérature. Depuis deux mille cinq cents ans ils ne cessent, au-delà même de toute confession, juive, chrétienne ou musulmane, d’attiser la curiosité des commentateurs, d’interroger penseurs et théologiens, d’alimenter l’imagination des artistes. Outre la qualité littéraire exceptionnelle des récits, leur horizon universel aussi bien que leur réalisme quotidien en font naturellement la propriété de toute l’humanité. Cet ensemble, appelé souvent « récit des origines », tient une place à part dans la Bible au point d’y paraître un corps étranger. À aucun moment en effet il n’y est fait mention d’Israël ni des événements fondateurs – promesses patriarcales, exode d’Égypte, alliance du Sinaï, traversée du désert, conquête, alliance davidique – sur lesquels reposent la foi d’Israël et la conscience de son identité.

Ces chapitres, qui mettent en scène des personnages aux noms symboliques (Adam, Ève, Caïn, Abel, Hénoch, Sem, Japhet, Nemrod) dans des lieux tout aussi symboliques (jardin, Éden, Nod, Orient, Babel) ne trouvent que de rares échos dans le reste de la Bible canonique, si l’on excepte toutefois les relectures de Gn 1 dans Jérémie, le Deutéronome et surtout le Deutéro-Isaïe. Pour que les récits de Gn 2–4 trouvent une postérité littéraire il faut attendre les écrits tardifs des Jubilés, de I Hénoch, du IVe livre d’Esdras aux IIe et Ier siècle av. J.-C., La Vie d’Adam et Ève au Ier siècle de notre ère et, bien entendu, les écrits du Nouveau Testament[1].

Sommes-nous, face à ces textes, en présence de vestiges respectables d’un passé à jamais révolu ? Ou bien ont-ils encore quelque chose à nous dire, des questions à nous poser et même des réponses à nous proposer ? Le lecteur moderne, en effet, nage ici hors de l’histoire dans un univers mythique qui lui est étranger. Connaissant mieux aujourd’hui le milieu culturel du Proche-Orient ancien dans lequel baigne Gn 1–11, nous pouvons nous demander si la Bible dit ici autre chose que ce qui se racontait en Mésopotamie ou en Grèce.

En donnant au présent travail le sous-titre « les pas de l’humanité sur la terre », nous entendons souligner la dynamique qui sous-tend le récit et la nature du drame qui s’y joue. La Bible nous enseigne que Dieu a créé l’univers et tout ce qu’il contient et, pour ce faire, elle utilise les représentations communes de son temps. Le langage du récit des origines est mythologique : son but est d’affirmer le statut fondamental du monde et de l’humanité, non de nous en donner une explication scientifique ou historique. Nous avons, depuis peu il est vrai, renoncé à imputer à un premier homme et à une première femme historiques la source de tous nos maux comme de l’apparition de l’humanité sur la terre. Nous savons que la femme n’a pas été créée à partir d’une côte de l’homme et qu’il n’y a jamais eu de Déluge universel même si les inondations étaient courantes dans le bassin de l’Euphrate… Libérés désormais, du moins espérons-le, des lectures fondamentalistes, nous sommes sans doute plus à même de nous interroger sur le sens de ces récits, celui qu’entendaient leur donner les écrivains bibliques, celui qu’ils peuvent avoir pour les lecteurs d’aujourd’hui.


© Jean L'Hour, SBEV / Éd. du Cerf, Cahier évangile n° 161 (septembre 2012), "Genèse 1-11. Les pas de l'humanité" (p. 4-5)


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[1] Adam : Lc 3,38 ; Rm 5,14 ; 1 Co 15,22.45 ; 1 Tm 2,13-14 ; Jud 14. Ève : 2 Co 11,3 ; 1 Tm 2,13. Caïn : He 11,4 ; 1 Jn 3,12 ; Jud 11. Hénoch : Lc 3,37 ; He 11,5 ; Jud 14. Noé : Mt 24,37-38 ; Lc 3,36 ; 17,26-27 ; He 11,7 ; 1 P 3,20 ; 2 P 2,5.