Les murs de Jéricho s'écroulent. Par le passé, on a tenté maintes explications, depuis les plus extraordinaires (une intervention miraculeuse) jusqu’aux plus naturelles (un séisme, fréquent dans la région). Certains même, voulant concilier toutes les données du texte, ont conjecturé un habile travail de sape au pied des remparts tandis que les prêtres détournaient l’attention des assiégés par des bruits de trompe et d’interminables processions ! Mais est-ce bien lire le texte ?
Afin d’éviter toute projection imaginative, il convient d’en reprendre la lecture, et ce, à la lumière de l’archéologie d’une part (puisque le site de Jéricho a été l’un des plus fouillés d’Israël) et du travail narratif d’autre part.
Une énigme archéologiqueDès l’origine, les fouilles entreprises en 1867 à Tell es-Sultan (l’antique Jéricho) par le capitaine Charles Warren, au nom de la « Palestine Exploration Fund », ne semblent avoir eu qu’un but : prouver la véracité du récit biblique ! […] Il faut attendre la nouvelle mission dirigée par Kathleen Kenyon entre 1952 et 1957 pour que le site soit fouillé avec des méthodes plus rigoureuses. Et les résultats furent surprenants pour le bibliste. De manière schématique, en voici une rapide présentation :
Vers la fin du IXe millénaire, Jéricho se présentait comme un village d’environ trois hectares, entouré d’un mur. Le vestige le plus notable de cette période est la haute tour de pierres […] dont on ignore la fonction exacte.
Au Bronze Ancien I-III (3100-2300), la ville fut dotée d’un mur d’enceinte antisismique [...]
Durant le Bronze Ancien IV (2300-1950), Jéricho fut détruite et son site abandonné n’est occupé que par une population semi-nomade.
Le Bronze Moyen I-II (1950-1550) marqua dans toute la région une période de renaissance urbaine. Jéricho est ceint à nouveau d’un rempart défensif, avec glacis de protection. [...] C’est cette cité qui fut totalement détruite par un violent incendie vers 1550, comme en témoigne l’épaisseur des débris calcinés qui recouvrent les murs. Le site sera abandonné alors pendant presque 150 ans.
Il faut attendre la fin du le Bronze Récent pour retrouver une autre trace d’occupation très partielle du tell comme en témoigne le «Bâtiment du Milieu» (qu’on peut dater entre 1425 et 1275). Il s’agit moins, semble-t-il, d’un fortin que d’une occupation domestique protégée par un mur de clôture. Mais, suite sans doute à la détérioration de la situation économique, le site sera abandonné vers 1275.
Après cet abandon, le site sera réoccupé de manière sporadique, notamment durant les périodes du Fer II A-B (1000-550), s’il faut en croire certaines données bibliques (2 S 10,1-5 ; 1 R 16,34 ; 2 R 2,21), et ce, jusqu’après l’exil. Toute occupation cessa vers 350 ; dès lors le site sera définitivement abandonné, puisque la Jéricho néo-testamentaire se situe sans doute à l’emplacement de la ville actuelle.
Ce rapide survol des données archéologiques fait apparaître l’absence de tout rempart à la date supposée de la conquête du pays, soit vers 1200 ! Comment comprendre pareille lacune ? Certains ont proposé une autre localisation pour la Jéricho biblique, mais aucun site de la région ne s’impose vraiment à la différence de Tell es-Sultan qui a pour lui de bons atouts : la proximité d’une source abondante (Aïn es-Sultan) et la préservation du nom hébreu « Yeriho » dans le village arabe tout proche « er-Riba ». D’autres mettent en avant une forte érosion du tell qui aurait fait disparaître toute trace du rempart du Bronze Récent, ce qui n’est séduisant qu’en apparence. [...]
Plutôt que de chercher à concilier données archéologiques et récit biblique mieux vaut se tourner vers ce dernier et voir ce qu’il dit en fait de lui-même. En d’autres termes : Jos 6 est-il bien un récit de «conquête» ?
Un récit fait de tensions et de rupturesÀ la simple lecture, la structure du récit de Jos 6 en son état final présente bien des tensions, voire des ruptures narratives. Ainsi, après une brève introduction qui insiste sur le caractère inviolable de Jéricho (v. 1), les v. 2 à 7 rapportent une succession d’ordres : de YHWH à Josué (v. 2-5), de Josué aux prêtres (v. 6), puis de Josué au peuple (v. 7), sans que des liens soient clairement établis entre eux. Un début d’exécution survient aux v. 8-9, avant que n’intervienne un nouvel ordre de Josué au peuple (v. 10), suivi de son exécution aux v. 11-16 et 20, les v. 17 à 19 (description de l’anathème) venant briser le rythme du récit tout en préparant aux v. 21-25 (la famille de Rahab échappe à l’anathème) – ce qui suppose, à ce niveau de rédaction, une liaison claire avec le récit de Jos 2 [...].
Avouons que le lecteur attentif à quelque mal à suivre un déroulement d’actions aussi complexes, même si l’essentiel de la trame narrative semble sauvegardée ! Pour ne pas simplifier les choses, ajoutons que Jos 24,11 propose encore une autre version de la prise de Jéricho, indépendante du ch. 6 [...]
Il convient pourtant de s’interroger : lisons-nous le récit de la prise d’une ville par Josué et son armée ou celui d’une liturgie conduite par les prêtres de YHWH autour de Jéricho ? Pour y répondre, un bref détour s’impose par une critique littéraire qui s’appuie sur les ruptures du texte. [...] Peut-être qu’une telle analyse semblera exagérément complexe au lecteur ; elle permet pourtant de réduire bien des tensions narratives.
- Dans sa forme primitive, le récit est de structure simple, binaire, où la parole précède l’action : un ordre donné par Dieu (v. 2*-5*) est immédiatement suivi de son exécution (v. 12*-16* + 20). Une telle structure relève de l’action liturgique, à laquelle correspond d’ailleurs l’interpellation collective en «vous» qui caractérise cette rédaction.
De fait, marqué par l’usage cultuel du sanctuaire de Guilgal, le récit garde encore bien des traits d’une liturgie guerrière comme la «circumambulation» du peuple durant six jours, tandis qu’au septième jour le tour de la cité s’accompagne du son de la trompe et du cri de guerre, éléments qu’on retrouve en d’autres textes liturgiques comme le transfert de l’arche à Jérusalem (2 S 6,15). À bien y regarder, pareille action a son efficacité en elle-même puisqu’elle conduit à l’écroulement du rempart [...] ; on ne peut pas la lire d’emblée comme un récit de guerre, comme une action militaire dirigée contre une ville. Il s’agit bien davantage d’une liturgie mise en récit.
- Il revient alors aux relectures ultérieures d’avoir infléchi le récit vers une plus grande « historicisation ». À commencer par la deuxième rédaction : si cette dernière accentue les éléments liturgiques du texte en mettant en avant le rôle des prêtres porteurs de l’arche et en identifiant les trompes avec les trompes de Jubilé en corne de bélier (v. 6 ; 12* et 16*) – en plus grande conformité avec l’usage cultuel du temple de Jérusalem –, il lui revient d’avoir introduit dans le récit la figure de Josué. Dans une posture royale, ce dernier donne désormais des ordres aux prêtres (v. 6) et au peuple (v. 10), établissant ainsi une hiérarchisation des rôles absente de la structure primitive du récit. On peut dater cette rédaction de l’époque royale, sans doute du temps d’Ézéchias (VIIe s.), et y voir peut-être un encouragement à tenir ferme dans la foi alors que se précise la menace assyrienne contre le Royaume de Juda.
- Il revient surtout à la « rédaction deutéronomiste » (exilique) d’avoir inscrit l’antique tradition liturgique de Guilgal dans le cadre d’une guerre sacrale par l’ajout de la formule de livraison de la cité par Dieu à son peuple (« Vois, je t’ai livré Jéricho… » v. 2) et, surtout, l’exécution rituelle de l’anathème (v. 17-19 + v. 21.24). […]
La raison donnée : «… de peur que vous ne dérobiez quelque chose de ce qui est anathème, car se serait exposer à l’anathème tout le camp d’Israël et lui porter malheur» (v. 18) s’accorde avec Dt 13,18 selon lequel «de cet anathème tu ne garderas rien, afin que YHWH revienne de l’ardeur de sa colère, qu’il fasse miséricorde, qu’il ait pitié de toi et te multiplie comme il l’a juré à tes pères». Une telle situation, parfaitement anachronique dans le cas de Jéricho, renvoie à la situation qui a conduit Jérusalem à l’exil. L’ancrage historique s’opère aussi par la mise en série de différents récits qui relèvent de cette même rédaction : Rahab doit son salut et celui de son clan (v. 22-23) au fait d’avoir accueilli chez elle les espions israélites (Jos 2), tandis que la malédiction finale contre tout homme qui relèverait Jéricho de ses cendres (v. 26) prépare le lecteur à interpréter négativement l’action de Hiel rapportée en 1 R 16,34. À présent donc, le récit s’inscrit dans une visée théologique polémique face à l’infidélité de Juda qui l’a conduit à l’exil. Nous sommes loin d’un récit relatif à la conquête de la terre !
- Fort différente apparaît l’ultime rédaction qu’on peut qualifier de «sacerdotale», par l’homogénéité de son vocabulaire et ses thématiques. Le verbe «halak/marcher» en est le terme-clé. Désormais l’action guerrière s’estompe devant la grande procession de l’arche portée par les prêtres au son des trompes. Tardive, une telle représentation s’apparente aux liturgies décrites en 1 Ch 15-16 (transfert de l’arche) et 2 Ch 20 (dans un cadre qui est également guerrier).
© Philippe Abadie, SBEV / Éd. du Cerf
, Cahier Évangile n° 134 (décembre 2005) "Le livre de Josué, critique historique", p. 16-21 (extraits).