Les Livres de Samuel et des Rois ne sont-ils pas, en fin de compte, des livres décevants ?
Analysés, passés au crible de la critique historique moderne, repris de façon apologétique ou édifiante, c'est-à-dire réductrice, par les Livres des Chroniques, les Livres de Samuel et des Rois ne sont-ils pas, en fin de compte, des livres décevants ? Ils risquent, en effet, de mécontenter aussi bien l'historien que le théologien ou quiconque voudrait les utiliser soit pour la prière soit pour la prédication.
À l'historien ils n'offrent ni les sources ou documents bruts qui permettent d'écrire l'histoire, ni la rédaction à laquelle on accorde confiance. Au théologien ils présentent trop d'aspects encore primitifs de l'expression religieuse et même de la foi en Yahvé, chargés qu'ils sont de stéréotypes liés à une conception par trop guerrière ou agraire, voire nationale de la religion. Pour une utilisation spirituelle enfin, dans la prière ou l'homélie, leur contenu est trop anecdotique, trop marqué par un temps et même par l'immoralité. Seuls, peut-être, l'historien des religions dans sa froide distanciation, et celui des formes littéraires y trouveraient leur pâture au risque de compromettre ces livres de façon définitive aux yeux de tous les autres !
De fait, dans la tradition chrétienne les livres de Samuel et des Rois paraissent singulièrement oubliés ou négligés. De tous les livres de l'Ancien Testament ce sont les moins commentés par les Pères de l'Église comme par les auteurs du Moyen Age. Faut-il dès lors les laisser à leur oubli et à leur pittoresque immoral ou insignifiant ?
Sans prétendre forcer les choses je commencerai pourtant par affirmer ceci: ces livres, par leur nature même, mettent à l'épreuve notre conception de la Bible, de son enseignement comme de son histoire. J'oserai encore ajouter: il n'y a peut-être rien de plus biblique dans toute la Bible que ces livres et ceux qui relèvent du même type littéraire.
En effet, si la Parole de Dieu s'entend, s'éprouve et se vit dans une histoire, collective et personnelle, ces livres nous en disent sans doute plus que d'autres l'expérience, et ce, dans leur réalisme même. Ne nous proposant pas une histoire idéale, comme certains récits hagiographiques, mais une histoire tout court faite de la complexité de la nature humaine, de ses contradictions et de son péché, ils nous disent que c'est dans cette histoire vraie, c'est-à-dire humaine, que se fait entendre la Parole de Dieu.
Certes, dans le corpus de l'Ancien Testament, les textes législatifs, du Lévitique et du Deutéronome notamment, les sentences des livres de proverbes et de sagesse, expriment aussi cette Parole de Dieu. Mais ils le font comme un guide ou une aide; ils font une proposition de voie droite et fidèle, pour une histoire et dans une histoire sans doute: mais l'expérience nous dit aussi qu'ils peuvent rester lettre morte, c'est-à-dire en dehors de l'histoire réelle !
C'est donc bien au titre de cette histoire réelle, avec tout son poids de malheur et d'échec, de péché et d'infidélité, qu'il faut entendre les livres de Samuel et des Rois, comme des témoignages qui, comme tels, deviennent exemplaires pour nous aujourd'hui.
Le Judaïsme puis le Christianisme à sa suite n'ont jamais oublié l'histoire avec ce qu'elle a d'exceptionnel et de quotidien, prenant acte de la durée, malgré un souci législatif et sapientiel qui, d'une façon ou d'une autre, s'abstrait de ce quotidien et de cette durée. Là est peut-être la révolution apportée par Israël : Dieu parle dans une histoire si bien que l'Écriture même de l'histoire devient à son tour expression de la Parole de Dieu. Par là ces livres en nous rappelant les exemples du passé nous rendent à notre propre histoire comme lieu de la même expérience.
De ce fait, une autre conception de l'écriture sacrée se révèle ici. Ne sont plus privilégiés comme écrits sacrés ou saints les seuls livres qui parleraient de façon intemporelle de Dieu et de ses lois, dans le seul langage sapientiel par exemple; mais devient essentielle l'écriture même de l'histoire qui est loin de n'être faite que de sainteté. Et pourtant cette écriture demeure sainte parce qu'elle nous donne le lieu de la rencontre de la sainteté de Dieu par l'homme, son histoire.
Dans ces conditions une activité devait nécessairement naître en Israël, et très tôt, dès que purent être colligées et mises par écrit les vieilles légendes : l'écriture de l'histoire entraînant la relecture de cette histoire. Car on n'en aurait jamais fini d'explorer l'expression de la Parole de Dieu, de la comprendre dans toutes ses virtualités, non seulement par rapport au passé, mais par rapport au présent qui gardait mémoire de ce passé. Cette mémoire elle-même changerait, évoluerait, s'approfondirait avec le temps si bien que les mêmes événements et les mêmes livres devraient être sans cesse repris, relus et donc réécrits, comme nous l'ont montré les livres des Chroniques par rapport à nos livres de Samuel et des Rois.
Au terme de tout cela, le chrétien ne pourra que retrouver les Évangiles et les Actes des Apôtres. Car ce n'est pas par hasard si l'Eglise nous a non seulement conservé l’histoire du Christ, avec ses personnages et ses faits particuliers, mais nous en a conservé quatre textes auxquels est joint le livre des Actes. Là encore la Parole incarnée, et parce qu'elle était incarnée, ne pouvait être ressaisie que dans une histoire, mais une histoire diversement relue avant de l'être dans les itinéraires des premiers témoins. Et en ce sens le livre des Actes est aussi relecture de l'histoire du Christ.
Tel est le terme, au moins dans le corpus biblique, du processus engagé dès la Genèse et poursuivi dans l'Exode et jusqu'au livre des Juges, mais que les livres de Samuel et des Rois ont poussé à un degré particulier de développement. Livres bibliques, ils le sont incontestablement; ajoutons: au plus haut point.
© Pierre Gibert, SBEV / Éd du Cerf, Cahier Évangile n° 44 (Mai 1983), « Les livres de Samuel et des Rois. De la légende à l’histoire », p. 58-59.