Les grandes orientations théologiques des épîtres de Jean

En fin de parcours il est utile de ramasser en quelques points les orientations théologiques qui se dégagent des épîtres de Jean. Les aspects particuliers des épîtres 2 et 3 de Jean seront intégrés dans la relecture de 1 Jn. Il ne s'agit pas de dresser un bilan exhaustif mais de rassembler les éléments importants traités séparément au fur et à mesure du commentaire.

Une théologie « johannique » : la christologie de l'évangile et de 1 Jn

La fidélité à ce qui a été entendu et enseigné depuis le commencement est un des thèmes caractéristiques de l'épître. Ce n'est pas un désir de retour en arrière par souci de traditionalisme mal compris. Pour les communautés johanniques, le quatrième évangile (sous la forme qu'il avait vers 95) est le fondement de toute la théologie chrétienne. Les auteurs de l'école johannique, tel celui de la première épître, s'y réfèrent, y renvoient, s'en inspirent, mais sans répétition servile, dans une fidélité créatrice. Prenons l'exemple de la christologie. Dire que le quatrième évangile se trouve au fondement, c'est accorder une place décisive à la christologie; décisive et essentielle mais pas finale, et cela dans deux sens, que nous retrouverons dans l'épître.

Dans l'évangile, la christologie est trinitaire : le Christ révèle à ses disciples, aux croyants, le visage de Dieu : Père, Fils, Esprit. La christologie johannique qui s'élabore en trois étapes dans l'évangile (christologie messianique, christologie du Fils de Dieu, et du Fils dans son rapport au Père et à l'Esprit) atteint son sommet dans les chapitres 13-17. La formule trinitaire Dieu unique, Père, Fils Esprit Saint n'est pas écrite dans l'évangile, mais elle en est toute proche. C'est aussi une christologie orientée vers la révélation de Dieu aux hommes. Dans cette communication le pôle du destinataire est constamment présent dans l'évangile, lorsqu'il est question de Dieu. L'homme est sollicité pour donner ou non sa réponse, c'est-à-dire la foi.

Dans la première épitre, les deux aspects de cette cohérence christologique se retrouvent également. Alors que le prologue et l'épilogue sont nettement christocentriques, ainsi que les formules christologiques des sections IV et VIII, l'ensemble est théocentrique. Le nom « Dieu » (theos) est des plus fréquents dans l'épître (62 fois). L'auteur ne vise pas à élaborer une christologie mais à rappeler comment, depuis que le Christ a été manifesté, nous trouvons désormais le chemin vers Dieu. Depuis l'incarnation de Jésus, par sa vie et sa mort, s'ouvre à l'homme une possibilité nouvelle de vivre en communion avec Dieu, par le Christ, dans la chair, dans la vie terrestre déjà.

S'il y a révélation de Dieu en Jésus-Christ, c'est que, désormais, Dieu est présent dans notre chair, dans notre histoire humaine. La réponse se traduit dans une histoire humaine, des paroles et des gestes marqués par l'incarnation du Christ. Une certaine lecture de l'évangile de Jean risque (encore aujourd'hui) de privilégier le Christ glorifié, sans tenir assez compte de son ministère terrestre et de sa passion. Les mots « signes » et « gloire », si fréquents dans l'évangile, sont absents des épîtres. L'auteur insiste sur la confession de Jésus-Christ « venu dans la chair », car la chair du Fils de l'Homme a été glorifiée (Jn 6, 52-58). En conséquence, l'homme charnel, c'est-à-dire terrestre, est concerné par la Révélation de Dieu.

L’amour du Christ et l’amour du frère

L'articulation entre la christologie et l'éthique est une dimension importante de l'épître. L'éthique dont il s'agit n'est pas un code de morale, mais elle s'exprime impérativement dans «le» commandement donné par le Christ aux disciples, parce que d'abord vécu par lui. Pour l'auteur de l'épître, la morale chrétienne est constamment fondée sur le Christ: parce qu'il s'est comporté ainsi, nous devons nous comporter comme lui. « L'amour appelle l'amour et le commande», selon l'expression de Loisy. En Christ mort pour nos péchés (section 1) s'établit ce que d'autres auteurs du Nouveau Testament désigneront comme une nouvelle alliance. L'épître de Jean ne renonce pas à ce vocabulaire juridique et souligne les devoirs et les droits de ceux qui se disent enfants de Dieu.

L'obligation d'aimer le frère, parce qu'il nous a aimés le premier, est devenue le cœur de l'épître, le centre de tout son mouvement. Nous avons pu remarquer que la figure Caïn/Abel se déploie bien au-delà de la seule référence explicite en 3, 12. À travers l'explication des commentaires (Targoums, Philon) ou de l'Epître aux Hébreux, nous avons pu saisir que les mots de « justice » ou de « sacrifice d'expiation », référés au Christ (section 1) sont déjà polarisés par la figure d'Abel, le modèle du frère. Dans la section IX se dit, de façon très nette, que croire c'est aimer.

Aimer le frère devient un acte de justice, un devoir pour quiconque reconnaît que Jésus le Christ est venu dans la chair. Nous ne pouvons confesser le Christ « venu dans la chair », si nous n'aimons pas nos frères concrètement, « dans la chair ».

Les droits de l'homme sauvé par l'amour de Dieu en Christ. Le Christ est « le » Fils de Dieu; le croyant, dès maintenant, est enfant de Dieu. « Dès maintenant » ne signifie pas que tout est joué et que, le salut étant acquis et la vie éternelle déjà là l'homme n'aurait plus rien à faire dans l'œuvré du salut; au contraire, il est co-opérant (syn-ergos, 3 Jn 8). La vie éternelle déjà là, reçue comme un héritage, doit être gérée. Dans l'épître comme dans l'ensemble des écrits johanniques, le salut (la vie éternelle) n'est pas un objet que l'on acquiert. Il nous met sur le chemin d'une rencontre avec Quelqu'un et la vie quotidienne, dès maintenant, porte la trace de cette rencontre dans une réponse librement donnée. L'épître témoigne de cette constante johannique relative au salut: rien n'est perdu (assurance de la victoire); rien n'est gagné (liberté de la réponse humaine). La condition finale d'enfants de Dieu nous donne l'assurance (parrhèsia) pour prier le Père (cf. épilogue). La condition du croyant, enfant de Dieu, s'inscrit dans le mouvement de la foi de Jésus-Christ.

L’Esprit Saint

Au regard des autres écrits néotestamentaires, l'Esprit Saint apparaît peu dans les épîtres de Jean. L'auteur du quatrième évangile fait la part très large à différentes théologies de l'Esprit. Voir en particulier les chapitres 13-20 où s'exprime toute une recherche sur le langage adéquat : « Esprit (saint), Esprit de vérité, Paraclet ». Le johannisme accorde une place prépondérante à l'Esprit auprès des disciples après la mort-résurrection de Jésus. La discrétion de l'auteur des épîtres ne proviendrait-elle pas de tendances charismatiques exagérées, voire erronées ? Si l'on peut comparer le rôle du Disciple bien-aimé (terme absent des épîtres) à celui de l'Esprit, il y a fort à parier que plus d'un pouvait revendiquer une telle fonction spirituelle ! L'auteur en appelle au discernement (1 Jn 4,1-6) et l'avenir du johannisme montre que la polémique obligera à préciser le rôle de l'Esprit dans l'Eglise.

 

© Michèle Morgen, SBEV / Éd du Cerf, Cahier Évangile n° 62 (janvier 1988), « Les épîtres de Jean », p. 68-69.