Les écrits johanniques attestent la volonté de faire du texte un livre, c’est-à-dire d’ouvrir les chemins d’une lecture infinie...

Longtemps traités comme de simples collections de morceaux quasi autonomes (telles les pièces d’archives accumulés dans les cartons de nos dépôts), les livres bibliques sont aujourd’hui reçus comme des œuvres littéraires à part entière, elles-mêmes rassemblées dans la figure d’un livre au sens plein du terme. Il faut d’ailleurs rappeler que les textes bibliques ne nous sont pas parvenus à l’état de feuillets épars, voire de livrets indépendants, mais sous la reliure de Bibles complètes (les fameux manuscrits grecs Sinaïticus, Vaticanus, Alexandrinus, datant des 4e ou 5e siècles), éditées sous de grands formats attestant le primat de l’usage liturgique et de la lecture communautaire. Dès lors, il convient de vérifier dans quelle mesure tel livre biblique porte la marque d’une volonté littéraire affirmée, c’est-à-dire un projet de communication à l’intention de destinataires, par le fait même de l’édition d’un texte désormais détaché de son auteur et livré au bon vouloir de ses lecteurs. On peut en outre suggérer que, sans cette qualité proprement littéraire, les écrits bibliques ne constitueraient pas un best-seller de l’édition mondiale, bien au-delà des frontières des Églises chrétiennes, tout particulièrement dans les sociétés pluralistes d’aujourd’hui.

Or, il se trouve que, dans leur diversité même, les écrits johanniques attestent précisément la claire volonté de faire du texte un livre, c’est-à-dire d’ouvrir les chemins d’une lecture infinie, bien au-delà des écrivains historiques ayant mis la dernière main au processus rédactionnel. Le plus éloquent en la matière est sans doute le Quatrième évangile, mais les épîtres et l’Apocalypse ne sont pas non plus dépourvues de notations significatives du projet éditorial conçu par leurs auteurs.

La clôture de l’évangile
À première vue, l’on pourrait dire que le Quatrième évangile n’en finit pas de se clore puisque à la première conclusion, tout à fait explicite et parfaitement adaptée à son objet (20, 30-31), s’ajoute une seconde conclusion, non moins délibérée (21, 24-25). D’où l’hypothèse, apparemment indiscutable, imputant le chapitre 21 à une ultime phase rédactionnelle, sans que cela affecte l’autorité commune à l’ensemble du livre (chap. 1 à 21). Ajoutées l’une à l’autre, les deux conclusions comportent plusieurs informations relatives au dernier stade de toute composition littéraire, celui de l’édition.

La première conclusion. Tout d’abord, en 20, 30-31, l’auteur définit successivement :
- le matériau littéraire, tout à la fois biographique et narratif, puisqu’il s’agit des actions accomplies par Jésus dans la durée de sa vie terrestre et sous le regard de ses compagnons d’existence : " Jésus a fait en présence de ses disciples beaucoup d’autres signes qui ne sont pas écrits dans ce livre " ;
- la démarche d’écriture, consistant, d’une part à sélectionner (" Jésus a fait beaucoup d’autres… ") quelques-unes des actions de Jésus tenues pour significatives de l’ensemble de son œuvre, d’autre part à les interpréter justement en fonction de leur capacité de renvoyer au sens donné par les chrétiens à l’existence de Jésus (" beaucoup d’autres signes qui ne sont pas écrits dans ce livre ") ;
- la finalité du projet, à l’intention de destinataires considérés comme des partenaires à travers l’acte de lecture (" Ces choses sont écrites pour que vous… ") et, de ce fait, appelés non seulement à croire en la personne même de Jésus Fils de Dieu ( " pour que vous croyiez que Jésus est le Christ, le Fils de Dieu ") mais à faire de cet acte de foi une expérience existentielle de communion à l’être même du Christ (" et pour qu’en croyant vous ayez la vie en son nom ").

Ainsi est-il clair que l’auteur sait ce qu’il fait, non seulement en amont du texte (recueil et tri des matériaux), mais aussi bien au travers d’un acte d’écriture délibérément théologique (" Ces [signes] sont écrits "), et bien sûr en aval dans l’adresse à des lecteurs invités à une foi “chrétienne”, c’est-à-dire explicite quant à l’identité de " Jésus le Christ, le Fils de Dieu " et concrétisée par des formes d’existence qui soient elles-mêmes réalisées " dans le nom " du Christ. Déjà au stade de la première conclusion (20, 30-31), l’auteur se fait donc éditeur, dans la mesure où il affirme son désir d’être lu, avec l’ambition que son texte puisse contribuer à l’édification chrétienne des lecteurs.

La deuxième conclusion. Elle est encore plus explicite (21, 24-25). Non seulement elle réaffirme l’autorité du disciple témoin, ainsi que sa participation à l’acte d’écriture, sous le contrôle d’une communauté apte à juger de la vérité de son témoignage (v. 24), mais elle revient sur l’opération sélective, nécessairement préalable à toute composition de type biographique : " Il y a beaucoup d’autres choses que Jésus a faites… ".

La déficience du livre par rapport à l’excès du matériau préalable a déjà été soulignée dans la première conclusion, mais les conséquences ici retenues sont tout à fait originales. Ainsi, aux yeux de l’ultime rédacteur, l’incomplétude du livre constitue la condition pour qu’il continue de s’enrichir, non seulement au moyen d’écrits seconds, tels les innombrables études et commentaires composés depuis l’époque patristique, mais d’abord au travers du jeu infini des relectures, ayant valeur de réécritures. En réalité, dans la langue grecque du texte, il ne s’agit pas d’un potentiel – comme le sous-entend la traduction usuelle : " Si on les écrivait une à une… " – mais d’un éventuel, suggérant le caractère à la fois futur et répétitif du processus de lecture, assimilé à une démarche de réécriture : " Chaque fois qu’on les écrira une à une… ".

L’éditeur est donc bien conscient qu’en livrant au public un livre forcément incomplet, il ouvre à ce dernier une carrière infinie de relectures qui seront, à chaque fois, autant d’effectuations neuves du texte composé. Autrement dit, il faut que le processus d’écriture s’achève et que le livre reçoive sa clôture, pour que commence l’acte infini de lecture, ayant pour effet de dilater le texte, sans autres limites que les bornes du monde habité : " Si on les écrit une à une, je pense que même le monde ne pourra pas contenir les livres ainsi écrits " (v. 25). Ainsi, par une sorte de surenchère à l’égard de la première conclusion, l’ajout du chapitre 21 constitue paradoxalement un acte de fermeture, ouvrant au livre achevé l’espace illimité de la lecture. On ne saurait mieux dire le destin d’une œuvre littéraire et sa vocation de vivre bien au-delà du processus de sa propre composition.


© Yves-Marie Blanchard, SBEV / Éd. du Cerf, Cahier Évangile n° 138 (décembre 2006), "Les écrits johanniques",  pages 42-44.