Les écrits johanniques constituant un ensemble complexe, se pose cette question : un ou plusieurs auteurs ?

Les écrits johanniques constituent un ensemble complexe (un évangile ; trois épîtres, dont la première est fort différente des deux autres, elles-mêmes très brèves ; une apocalypse), réparti en deux lieux du Nouveau Testament. Ainsi, malgré son originalité à l'égard du modèle commun aux synoptiques, le quatrième évangile est joint aux trois autres, sans doute dans le but d'affirmer l'unité et la complémentarité de l'unique Évangile à quatre visages (grec : " tétramorphe ") cher à Irénée de Lyon (A.H.,III,11,8) mais avec l’inconvénient de dissocier la séquence lucanienne constituée du troisième évangile et du livre des Actes des Apôtres.

Quant aux trois lettres johanniques, elles figurent à la fin des épîtres catholiques et sont ainsi proches de l’Apocalypse, elle aussi désignée comme étant de saint Jean. Une telle collection est à la fois unique au sein du Nouveau Testament et suffisamment disparate pour que l'on soit en droit de se poser plusieurs questions relatives à :
- la prétendue unité d’auteur entre les trois types d'écriture (évangile, épîtres, apocalypse),
- l'identité de l'auteur, singulier ou pluriel, visé sous le patronyme commun de Jean,
- l'histoire de la communauté sous-jacente aux écrits traditionnellement imputés à saint Jean.

Pour qui se contenterait de consulter les lectionnaires liturgiques ou les éditions courantes, voire les grands manuscrits grecs, l’unité d’auteur paraît évidente. Seule une petite nuance distingue, d'une part, l’évangile " selon Jean " (" kata Iôannên "), d’autre part, les épîtres et l’apocalypse " de Jean " (génitif " Iôannou ").

Le nom de Jean fait naturellement penser au fils de Zébédée, l’un des Douze avec son frère Jacques, et, selon les synoptiques, proche compagnon de Jésus aux côtés de Pierre. Les Actes des Apôtres présentent également Jean comme l’alter ego de Pierre, aux tout débuts de la communauté de Jérusalem. Paul lui-même, pressé d’obtenir la légitimation de ses initiatives missionnaires, se rend à Jérusalem pour rencontrer Jacques, Képhas et Jean, lesquels selon lui " semblaient être des colonnes " (Ga 2, 9). Le Jacques en question est ici certainement le “frère du Seigneur”, déjà mentionné parmi les bénéficiaires des apparitions pascales (1 Co 15, 7), et rien n’empêche de voir en Jean le fils de Zébédée.

Les écrits johanniques bénéficieraient donc d’une autorité apostolique commune, référée au témoignage de l’un des Douze, ayant tenu une place centrale, notamment aux côtés de Pierre, à la fois du temps de la vie publique de Jésus (selon les synoptiques) et dans les premiers temps de l’Église, au témoignage concordant de Paul et des Actes. En réalité, les choses ne sont pas si simples, du fait que les écrits en question ne fournissent pas les informations qui confirmeraient le sentiment général. D’une part, la mention du nom de Jean est exceptionnelle, limitée au seul livre de l’Apocalypse ; d’autre part, la désignation des auteurs recourt à des termes différents dans les trois types de textes.

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La position d’Eusèbe de Césarée

À l’opposé d’Irénée, Eusèbe de Césarée, au début du 4e siècle, se fait l’écho de traditions aussi anciennes que l’évêque de Lyon, selon lesquelles il faudrait envisager deux auteurs du même nom, Jean le disciple, apôtre et évangéliste, et Jean le presbytre, mentionné dans les épîtres. Eusèbe commence par citer Papias, évêque de Hiérapolis en Phrygie au 2e siècle.

Papias mentionne deux personnages du nom de Jean, l’un au nombre des douze, le second qualifié de " presbytre " en compagnie d’un certain Aristion qui, de toute évidence, n’a jamais eu le statut d’apôtre. Voici donc le texte de Papias, repris par Eusèbe dans son " Histoire ecclésiastique " (abrégé : H.E.) : " Si quelque part venait quelqu’un qui avait été dans la compagnie des presbytres, je m’informais des paroles des presbytres : ce qu’ont dit André ou Pierre, ou Philippe, ou Thomas, ou Jacques, ou Jean, ou Matthieu, ou quelque autre des disciples du Seigneur, et ce que disent Aristion et le presbytre Jean, disciples du Seigneur. Je ne pensais pas que les choses qui proviennent des livres saints me fussent aussi utiles que ce qui vient d’une parole vivante et durable (H.E. III,39,4).

Le commentaire qui suit ne laisse aucun doute sur l’interprétation donnée par Eusèbe : pour lui comme pour nous, il est clair que Papias connaît sous le nom de Jean deux personnages différents : " Ici, il est convenable de remarquer que Papias compte deux fois le nom de Jean : il signale le premier des deux avec Pierre et Jacques et Matthieu et les autres apôtres, et il indique clairement l’évangéliste ; pour l’autre Jean, après avoir coupé son énumération, il le place avec d’autres en dehors du nombre des apôtres : il le fait précéder d’Aristion et le désigne clairement comme un presbytre " (H.E. III,39,5).

Or, au témoignage repris de Papias, Eusèbe ajoute deux informations qui lui sont propres : d’abord, la référence à une tradition locale présente à Éphèse, dont la réalité historique n’est pas vérifiable mais qui présente l’intérêt de confirmer la largeur de vue des Anciens, au sujet de la difficile question du/des auteur(s) du corpus johannique ; ensuite, une appréciation personnelle, imputant le Quatrième évangile au disciple et l’Apocalypse au Presbytre : " Ainsi, par ces paroles mêmes est montrée la vérité de l’opinion selon laquelle il y a eu en Asie deux hommes de ce nom, et il y a à Éphèse deux tombeaux qui maintenant encore sont dits ceux de Jean. Il est nécessaire de faire attention à cela, car il est vraisemblable que c’est le second Jean, si l’on ne veut pas que ce soit le premier, qui a contemplé la révélation transmise sous le nom de Jean " (H.E. III,39,5-6).

Certes les commentateurs modernes auraient peine à suivre Eusèbe sur cette répartition, tant le nom du Presbytre paraît intimement lié aux épîtres. Retenons toutefois le constat ancien selon lequel l’Apocalypse ne relève pas de la même écriture que le Quatrième évangile, sans oublier pour autant le cas particulier des épîtres et leur lien déclaré à un mystérieux presbytre.

Finalement, il paraît prudent de s’en tenir à ce que les livres eux-mêmes nous déclarent de leur propre origine :
- le lien du Quatrième évangile au disciple que Jésus aimait, quels que soient par ailleurs son identité et son statut (est-ce Jean de Zébédée, l’un des Douze ?),
- la désignation du Presbytre comme locuteur d’au moins deux des épîtres,
- la figure du prophète Jean de Patmos, au cœur du processus visionnaire présenté comme la source d’inspiration du livre de l’Apocalypse.


© Yves-Marie Blanchard, SBEV / Éd. du Cerf, Cahier Évangile n° 138 (décembre 2006)"Les écrits johanniques",  pages 4-5 et 10-11.