Tertullien, mort vers 220, et Hippolyte sont contemporains. Le premier a étudié à Rome, l’autre y a vécu et y a joui d’une certaine notoriété. Or, ces deux écrivains présentent Ébion comme un personnage historique qui aurait donné son nom à une hérésie (De la Prescription 33, 3-5.11). Sans doute cette historicisation du nom est-elle née dans les milieux romains ; plus tard, et dans une autre région, Épiphane la connaîtra également. Cependant l’interprétation du nom donnée par Origène, et reprise par Eusèbe, semble plus vraisemblable.
Sur l’origine du nomDans le “Contre Celse”, écrit apologétique, Origène réfute l’ouvrage d’un philosophe païen, Celse, le “Discours véritable”, attaque raisonnée du christianisme publiée vers 178. Concernant les ébionites, Origène prend un malin plaisir à insister sur l’harmonie entre le nom et la réalité quand il rappelle le sens du terme ébion en hébreu : '' [Celse] n’a pas remarqué que ceux des Juifs qui croient en Jésus n’ont pas abandonné la Loi de leurs pères. Car ils vivent en conformité avec elle et doivent leur appellation à la pauvreté d’interprétation de la Loi. “Ébion” est en effet le nom du pauvre chez les Juifs et “ébionites” l’appellation que se donnent ceux des Juifs qui ont reçu Jésus comme Christ '' (“Contre Celse” 2,1).
Dans son “Traité des principes” 4,3,8, il revient sur la pauvreté des ébionites quant à l’interprétation des paroles et des gestes de Jésus. À la suite d’Origène, Eusèbe jouera avec la racine hébraïque sous-jacente : '' dès le début, on appela à juste titre ces hommes ébionites, parce qu’ils avaient sur le Christ des pensées pauvres et misérables '' (H.E. 3,27,1).
Les ébionites appuient leur attachement aux coutumes juives, en particulier à la circoncision, en interprétant littéralement les textes de la Genèse sur la circoncision d’Abraham. Origène, pour sa part, propose une interprétation allégorique de ces textes : '' Ce ne sont pas seulement les Juifs charnels qu’il nous faut confondre sur la circoncision, mais aussi quelques-uns de ceux qui ont apparemment reçu le nom du Christ et qui s’imaginent pourtant qu’il leur faut adopter la circoncision de la chair, comme les ébionites et ceux qui, par une semblable pauvreté d’esprit, se fourvoient avec eux '' (“Homélies sur la Genèse” 3,5). En effet, tout comme les Juifs, les ébionites n’ont pas compris le sens spirituel de l’Écriture : '' Et [le Seigneur] appela la foule et il leur dit : “Écoutez et comprenez… et la suite”. Ces mots nous transmettent l’enseignement du Sauveur, ce qui a trait aux aliments purs et impurs, au sujet desquels nous sommes accusés de violer la Loi par les Juifs “selon la chair” et les ébionites, à peine différents de ces derniers, ne croyons pas que l’Écriture vise le sens matériel de ces prescriptions '' (“Commentaire sur Matthieu” 9,12).
À l’origine, comme ce fut le cas pour les pharisiens ou pour les chrétiens (Ac 11, 26), '' ébionites '' fut, en fait, quoi qu’en dise Origène, un sobriquet donné par leurs adversaires à un groupe de croyants. Les intéressés ont repris cette dénomination non sans fierté : ce qualificatif ne les plaçait-il pas dans la ligne des '' pauvres d’Israël '' ? De plus, cela pouvait les rattacher aux '' pauvres '' de Jérusalem dont Paul et Barnabé doivent se souvenir à la suite de la reconnaissance de la grâce faite à Paul pour l’évangélisation des nations (Ga 2, 10).
Les ébionites, témoins d’une continuité ? Selon Origène, Celse a mis en scène un Juif qui s’adresse à l’ensemble des '' croyants issus du judaïsme '' en leur reprochant de s’être laissé berner, car ils ont changé de nom et se sont détournés de leur genre de vie en abandonnant la Loi de leurs pères. Pour réfuter une telle accusation Origène note : '' Il faut donc examiner ce que [Celse] dit contre les croyants venus du judaïsme. Il affirme qu’ “abandonnant la Loi de leurs pères, à cause de la séduction exercée par Jésus, ils ont été bernés de la plus ridicule façon et ont déserté, changeant de nom et de genre de vie”. Il n’a pas remarqué que ceux des Juifs qui croient en Jésus n’ont pas abandonné la Loi de leurs pères. Car ils vivent en conformité avec elle, et doivent leur appellation [d’ébionites] à la pauvreté d’interprétation de la Loi. […] De plus, Pierre paraît avoir gardé longtemps les coutumes juives prescrites par la Loi de Moïse, comme s’il n’avait pas encore appris de Jésus à s’élever du sens littéral de la Loi à son sens spirituel. Nous l’apprenons des Actes des Apôtres. '' (“Contre Celse” 2,1).
À l’appui de son affirmation Origène cite l’épisode de Corneille, en particulier le passage des Actes où Pierre exprime ses vives résistances face à des nourritures impures (Ac 10, 9-15). Il fait également référence à l’incident d’Antioche où Céphas, Barnabé et bien d’autres se tinrent à l’écart des Gentils. Dans sa volonté de réfuter Celse qui présente Jésus comme un séducteur du peuple, détournant celui-ci de ses coutumes, Origène rappelle que Paul lui-même n’hésitait point à se faire '' Juif avec les Juifs '' (1 Co 9, 20). Cette attitude fut d’ailleurs celle de tous les proclamateurs de l’Évangile qui s’adressèrent aux circoncis.
Par ce rappel de l’existence des ébionites, Origène réfute les propos médisants de Celse. Certes, il n’approuve pas leur interprétation de l’Écriture, mais, en faisant ainsi appel à eux, il leur donne une certaine place dans la communauté chrétienne, tout en affirmant qu’ils font partie de ces gens qui ne se sont pas encore élevés du sens littéral de la Loi à son sens spirituel, or le vrai chrétien est celui qui a réussi ce passage. Cet appel relativement serein aux ébionites laisse pressentir que ces derniers sont plus divers que ne le laisse entendre Origène dans ses premières uvres. À travers les textes néo-testamentaires qu’il met en avant, on pressent l’appui que les ébionites recherchent pour justifier leur attachement aux coutumes juives ; ils continuent les pratiques et les manières d’être de Jésus et de ses disciples.
Sur la christologie des ébionitesOrigène réfléchit sur le Christ établi comme un signe de contradiction selon la prophétie de Syméon et souligne que la virginité de sa mère ne fait pas l’objet d’une interprétation unanime. '' Une vierge est mère, voici un signe de contradiction ; les marcionites s’opposent à ce signe et affirment avec insistance que le Christ n’est pas né d’une femme ; les ébionites s’opposent à ce signe et disent qu’il est né d’un homme et d’une femme, comme c’est le cas pour notre naissance à nous '' (“Homélies sur saint Luc” 17,4). Ce reproche est classique à l’adresse des ébionites, mais il doit être nuancé.
En effet, vers 250, dans le “Contre Celse”, uvre relativement tardive, Origène reconnaît la diversité du monde ébionite, car il existe en effet au moins deux types d’ébionites. Les deux groupes acceptent Jésus, mais en plus de leur fierté d’être disciples, ils désirent vivre selon la Loi des Juifs tout comme leurs coreligionnaires. Sur ce fonds commun apparaissent cependant des divergences, car quelques-uns confessent '' que Jésus naquit d’une vierge comme nous le faisons et [il en est d’autres] qui nient ceci et affirment qu’il naquit comme les autres gens '' (“Contre Celse” 5,61). Donc, dès le milieu du IIIe s., les tenants de la '' grande Église '' sont bien obligés de reconnaître que les ébionites qu’ils n’aiment pas et qu’ils critiquent violemment ne forment pas un groupe monolithique.
Sur Paul, l’ennemiComme Irénée l’avait déjà exprimé avec clarté, Paul est la bête noire des ébionites qui se sentent tout à fait en harmonie avec les adversaires de l’Apôtre.
Refus de l’enseignement de l’Apôtre. […] Eusèbe de Césarée confirme le propos d’Origène : '' il [leur] fallait complètement rejeter les épîtres de l’apôtre Paul, qu’ils appelaient un apostat de la Loi, ils se servaient uniquement de l’Évangile dit selon les Hébreux et tenaient peu compte des autres '' (H.E. 3,27,4). […]
Une conviction judaïsante. Un peu avant Origène, Tertullien n’était pas étonné par l’opposition des ébionites à Paul. Pour lui, l’“Épître aux Galates” réfute merveilleusement les ébionites : '' quand [Paul] écrit aux Galates, il s’élève contre ceux qui pratiquent ou défendent la circoncision et la Loi : c’est l’hérésie d’Ébion '' (“De la Prescription” 33,5). L’apologiste met ainsi un lien entre les judaïsants de Galatie et les ébionites ; Paul ne visait pas cette hérésie, mais l’“Épître aux Galates” contient tout ce qui est utile à sa réfutation.
Eusèbe de Césarée confirme l’intuition de Tertullien. Certes les ébionites sont divisés au moins en deux groupes, car tous n’ont pas la même confession christologique, mais ils sont profondément unis par leur attachement à la loi de Moïse, sans que tous confèrent la même signification à cet attachement. Pour les uns, la seule foi au Christ ne suffit pas au salut, pour les autres, la Loi qu’ils observent soigneusement n’est pas indispensable au salut.
Nous avons là la raison de l’opposition radicale des Pères face aux disciples de Jésus qui sont attachés aux coutumes juives et qui accordent une valeur salvatrice à la Loi. Quand ils ne leur sont pas hostiles, ils pressentent un danger toujours possible. En effet, une telle pensée ruine la foi à sa racine même. Certains ébionites se situent tout à fait dans la ligne des judaïsants dénoncés par Paul dans l’“Épître aux Galates”. On ne sera donc pas étonné que des gens, qui accordent une valeur salvifique à la Loi de Moïse, rejettent les épîtres de l’Apôtre, et que certains dénoncent avec vigueur la trahison de ce dernier.
© Jean-Pierre Lémonon, SBEV / Éd. du Cerf
, Cahier Évangile n° 135 (mars 2006) "Les judéo-chrétiens : des témoins oubliés", p. 21-24.