Pour Aristote, l’intrigue est « l’agencement ordonné des événements »...
Pour Aristote, l’intrigue (muthos) est « l’agencement ordonné des événements » (Poétique 1450a, 5 et 15). « On peut définir l’intrigue comme l’élément dynamique et séquentiel de la littérature narrative » (Scholes-Kellogg 2006, p. 207).
Intrigue unifiée, intrigue épisodique
En fait, il existe deux types principaux d’intrigues : l’intrigue unifiée et l’intrigue épisodique. Dans une intrigue unifiée, tous les épisodes sont pertinents pour le récit et ont un rapport avec l’issue des événements racontés. Chaque épisode repose sur celui qui précède et prépare celui qui suit.
Dans une intrigue épisodique l’ordre des épisodes peut être changé – et le lecteur peut en sauter un sans problème ; chaque épisode constitue une unité en soi et ne nécessite pas la connaissance précise et complète des épisodes précédents pour être compris. La plupart du temps, c’est la présence d’un personnage principal qui donne son unité à l’ensemble des épisodes, lesquels sont reliés thématiquement par la cohérence du personnage, sa conduite habituelle et la similarité des situations que cet état de fait génère. Bien souvent, le récit commence par la naissance du protagoniste et finit par sa mort.
Exemples d’intrigues unifiées : Ruth, Jonas, L’Iliade (la colère d’Achille), Le Nom de la Rose d’Umberto Eco… Exemples d’intrigues épisodiques : le cycle sumérien et akkadien de Gilgamesh, les exploits anglo-saxons de Beowulf, la série des James Bond (inaugurée en 1953 avec Casino Royale de I. Fleming), les aventures de Robin des bois ou de Till l’Espiègle, L’Odyssée (les étapes du retour d’Ulysse), l’histoire de Samson (Jg 13–16)… Il existe également des récits qui se situent entre ces deux catégories. Ainsi, à première vue, le cycle d’Abraham apparaît comme une intrigue épisodique. En réalité, des fils relient entre eux les différents épisodes (les promesses par exemple, et surtout la promesse d’un fils). On pourrait dire la même chose de l’Odyssée. Tous les épisodes sont reliés entre eux parce qu’ils font partie du voyage de retour d’Ulysse à Ithaque. Dans l’épopée de Gilgamesh, le fil qui relie l’ensemble est la recherche de l’immortalité
Intrigue de résolution, intrigue de révélation
Suivant Aristote, S. Chatman (1978, p. 48) fait une autre distinction : entre les intrigues de résolution et les intrigues de révélation (resolved plots et revealed/revelatory plot) ; M. Sternberg (1987, p. 172) parle, lui, d’intrigue de découverte (plot of discovery) ; voir également son index (« Discovery, plot of »).
Dans une intrigue de résolution, la question principale est la suivante : « Que va-t-il se passer ? ». Dans ce type d’intrigue populaire assez répandue, le temps, l’évolution, l’ordre des événements sont essentiels et le développement est tendu vers sa résolution.
Dans une intrigue de révélation, les faits et leurs rebondissements ont peu d’intérêt en eux-mêmes. Il ne se passe rien et on pourrait résumer l’histoire en quelques mots. Cette façon d’écrire se concentre avant tout sur le personnage. Le sens du temps, du développement, de l’évolution est quasi inexistant. Les événements tendent à n’avoir qu’une simple fonction illustrative et le lecteur peut tirer des incidents les plus insignifiants des aperçus nouveaux sur les personnages ou les situations. En conséquence, le développement ressort davantage d’un « déploiement » que d’un « démêlage ». Bien des exemples d’intrigue de révélation se trouvent chez Henry James, James Joyce, Marcel Proust…
De ce point de vue, la Bible ressemble plutôt à la littérature populaire et ses intrigues sont surtout des intrigues de résolution. Toutefois, dans certains cas apparaît un phénomène intéressant. Le lecteur contemporain est frustré par le peu d’intérêt des rebondissements. Ainsi, presque jamais la Bible ne raconte en détail les batailles ou les voyages. L’accent semble se porter ailleurs. Les rebondissements sont souvent au service d’un certain « déploiement » de la vérité, de la révélation d’un certain aspect de Dieu.
Pour donner un exemple, Ex 1–15 ne vise pas seulement la libération des fils d’Israël, mais bien plus la révélation de Dieu aux Égyptiens (cf. Ex 14,25) et aux fils d’Israël eux-mêmes (14,30-31 ; 15,2-17). Nous devons d’ailleurs nous souvenir que ce qui a déclenché le processus d’oppression est une ignorance (Ex 1,8 : « Un nouveau roi d’Égypte arriva qui n’avait pas connu Joseph »), ignorance qui est éventuellement au point de départ des plaies ou du jugement de Dieu (Ex 5,2 : « Je ne connais pas le Seigneur »).
Autre exemple : quel est le cœur du livre de Jonas ? La conversion de Ninive (résolution) ou le drame intérieur du prophète (révélation) ?
Dernier exemple de la combinaison des deux genres de tensions narratives : 1 S 17 (David et Goliath). Le lecteur attend l’issue du combat. Le récit, cependant, se concentre sur l’aspect théologique de l’événement. Ce qui importe, ce n’est peut-être pas tant la victoire de David qu’une certaine idée de Dieu et de la manière dont on peut compter sur lui (1 S 17,46-47). Nous comprenons mieux alors la longue préparation du combat (v. 1-17.23-25), la présentation de Saül comme faire-valoir de David (v. 11 et 26) et le long dialogue entre David et Goliath (v. 43-47). L’objectif est de souligner les différentes conceptions de Dieu qui sont en jeu dans le combat. Une fois cet aspect bien clair aux yeux du lecteur, le combat peut commencer et il se termine très rapidement.
Pour plus d’information sur les intrigues de découverte et les intrigues d’action, la priorité des intrigues de découverte dans la Bible et l’importance fondamentale de l’ignorance pour créer le suspense, voir M. Sternberg (1987, p. 172-175) : « Pas d’ignorance, pas de conflit ; pas de conflit, pas d’intrigue », p. 173 ; lire aussi le chapitre « De l’ignorance à la connaissance », p. 176-179.
© Jean-Louis Ska, SBEV / Éd. du Cerf, Cahier Évangile n° 155 (mars 2011), "Nos pères nous ont raconté - Introduction à l'analyse des récits de l'Ancien Testament", p. 20-22.