Les cantiques de Marie et de Zacharie et les Écritures

1 Le cantique de Marie (le Magnificat)

La composition du cantique de Marie est celle des louanges : une déclaration de louange suivie de ses motivations :

Déclaration de louange [Et Marie dit :] 46 Mon âme exalte le Seigneur 47 et mon esprit s’est rempli d’allégresse en Dieu, mon Sauveur,
Raisons pour louer : « parce que »ce que Dieu a fait pour Marie48 parce qu’il a porté son regard sur son humble servante. Oui, désormais, toutes les générations me proclameront bienheureuse, 49 parce que le Tout-Puissant a fait pour moi de grandes choses : saint est son Nom.
ce que Dieu a fait pour tous = élargissement des raisons  50 Sa miséricorde s’étend de génération en génération sur ceux qui le craignent. 51 Il est intervenu de toute la force de son bras ; il a dispersé les hommes à la pensée orgueilleuse ; 52 il a jeté les puissants à bas de leurs trônes et il a élevé les humbles ; 53 les affamés, il les a comblés de biens et les riches, il les a renvoyés les mains vides.
ce que Dieu a fait pour Israël = la raison par excellence54 Il est venu en aide à Israël son serviteur en souvenir de sa miséricorde, 55 comme il l’avait dit à nos pères, en faveur d’Abraham et de sa descendance pour toujours.

Les principales allusions du Magnificat à l’A.T. :

LcAllusions aux Écritures
1,46-47Exalter (Ps 33[34],4) Dieu mon salut (Hab 3,18) jubiler dans le salut de Dieu (Ps 12[13],6 ; Ps 34[35],9)
1,48Dieu a vu la bassesse (1 S 1,11 ; Ps 30[31],8)
1,49Dieu a fait de grandes choses (Dt 10,21 ; Ps 70[71],19) son nom est « Saint » (1 S 2,2 ; Ps 110[111],9 ; Ez 36,21 ; 39,7 ; et Lv 19,2 ; 20,26)
1,50sa miséricorde/pitié sur ceux qui le craignent (Ps 102[103],17)
1,51la force de son bras (Dt 4,34 ; 5,15 ; 6,21 ; 7,8.19 ; 9,26.29 ; 11,2 ; Ps 88[89],11 ; 97[98],1) Les orgueilleux abaissés (Ps 17[18],28 ; 100/101,5)
1,52-53les humbles élevés (Ps 112[113],7-8)
1,54miséricorde/pitié pour Israël (Ps 97[98],3 ; Es 63,7)
1,55envers Abraham pour toujours (Mi 7,20)

2. Le cantique de Zacharie (le Benedictus)

La composition est également typique des psaumes de louange :

Déclaration de louange (v. 68a) Béni soit le Seigneur le Dieu d’Israël
Raisons pour louer : « parce que » (v. 68b-79)pour aujourd’hui (réalisation)visite et délivrance par le Messie
pour hier (promesses)annonce par les prophètes et serment à Abraham
pour aujourd’hui et demainJean-Baptiste, lui aussi prophète qui annoncera pardon et miséricorde

Le cantique mentionne deux vagues de prophètes : les prophètes des temps passés (v. 70-75) et le prophète du temps présent, que sera Jean-Baptiste (v. 76-79). Quelle est la relation établie par le cantique entre ces deux époques prophétiques ?

Il existe un autre type de composition pour les raisons de louer, où les mêmes mots se retrouvent autour d’un centre, qui est la promesse d’alliance et le serment faits aux pères (v. 72-73). Voir pourquoi tel est le centre, et comment s’organisent les autres mots tout autour.

68 Béni soit le Seigneur le Dieu d’Israël

parce qu’il a visité

              et délivré son peuple

69 et nous a suscité une puissance de salut dans la maison de David, son serviteur,

70 comme il avait annoncé par la bouche de ses saints prophètes d’autrefois ;

                      71 salut (qui nous libère) de nos ennemis

et de la main de tous ceux qui nous haïssent.

72 de faire miséricorde à nos pères, et de se souvenir de son alliance sainte,

                                           73 le serment qu’il a fait à Abraham notre père

                   il nous accorderait que, 74 sans crainte délivrés de la main

          des ennemis nous le servions 75en justice et sainteté devant lui tout au long de nos jours.

          […]

               76 Toi aussi, petit enfant, tu seras appelé prophète du Très Haut,

          car tu marcheras par devant sous le regard du Seigneur, pour préparer ses chemins

                             77 pour donner la connaissance du salut

          à son peuple par le pardon des péchés 78 par les entrailles de miséricorde de notre Dieu

par laquelle nous a visités l’astre d’en haut 79 pour illuminer ceux qui (sont) dans les ténèbres et l’ombre de la mort et pour guider nos pas au chemin de la paix

 

Les principales allusions du Benedictus à l’A.T. :

LcAllusions aux Écritures
1,68Dieu d’Israël (Ex 5,1 ; Ex 32,27 ; 34,23 ; Nb 16,9 ; Dt 33,26) visité son peuple (Ruth 1,6) la libération/délivrance (Ps 110[111],9 ; 129[130],7)
1,69corne de salut (1 S 2,1 ; 2 S 22,3 ; Ps 17[18],3)
1,70par la bouche des prophètes (Dt 18,10 ; 1 R 17,1 ; 22,22-23 [nég.] ; Za 8,9)
1,71libération de la main des ennemis (Ps 105[106],10 ; Mi 4,10)
1,72miséricorde/pitié envers nos pères (Dt 7,12 ; Mi 7,20) son alliance sainte (Lv 26,42 ; Ps 104[105],8 ; 105[106],45 ; 110[111],5)
1,73serment à Abraham (Gn 26,3 ; Ps 104[105],8-9 ; Mi 7,20 ; Dt 9,5 ; 29,12) terre promise par serment à Abraham (Nb 32,11 ; Dt 1,8 ; 6,10 ; 30,20 ; 34,4 ; Ba 2,34)
1,74libération de la main des ennemis (Ps 105[106],10 ; Mi 4,10) servir Yhwh (Dt 10,12.20 ; 11,13 ; Jos 22,5 ; 24,14.20.22)
1,75entrailles de miséricorde/pitié
1,79dans les ténèbres (Ps 106[107],10) le chemin de la paix (Es 59,8 ; Es 9,5-6)

3. Fonction de la louange en Lc 1‒2

Si le début du récit lucanien a pour fonction première d’annoncer et de présenter le personnage qui sera le héros principal ou le protagoniste du macro-récit, il reste qu’en Lc 1–2, les voix humaines ne cessent de renvoyer à Celui d’où vient le salut, Dieu :

- Marie : « voici la servante du Seigneur » (1,38) ;
- Marie : « mon âme exalte le Seigneur… » (1,46) ;
- Zacharie : « il parlait, bénissant Dieu » (1,64) ;
- Zacharie : « béni soit le Seigneur le Dieu d’Israël » (1,67).

À ces voix humaines font écho celles de l’armée céleste : « Gloire à Dieu au plus haut des cieux » (2,14). Ces réactions montrent que si tout est reconnu venir de Dieu, en particulier le Sauveur, ce bienfait par excellence, dont la promesse avait maintenu un peuple entier dans l’espérance, tout doit également remonter à Dieu, par les voix humaines. Pareille réaction est symptomatique de la louange : qu’est-ce que louer, sinon reconnaître les dons de Dieu, et des bienfaits aller au bienfaiteur ? On peut en effet reconnaître les dons de Dieu pour soi, mais s’y accrocher, en faire des idoles, les utiliser pour mépriser ou oppresser les autres. On peut aussi reconnaître les dons faits aux autres, mais pour en être jaloux. Que le Dieu qui a tenu ses promesses soit le destinataire des voix humaines et angéliques en Lc 1–2 indique donc nettement que les acteurs reconnaissent son agir, sans se crisper sur les bienfaits accordés, en se tournant plutôt joyeusement vers Celui d’où viennent les dons.

Comme on l’a noté plus haut, les motifs développés (ou non) par les cantiques de Lc 1‒2 peuvent se regrouper autour de deux pôles, qui confirment cette insistance théologique :
- dans le passé : sa parole de promesse (Lc 1,55.70.73 ; 2,29) ;
- dans le présent du récit : son agir salvifique (Lc 1,54.68.78 ; 2,30).

Cela ne signifie pas que dans le passé le Seigneur n’a jamais agi en faveur d’Israël : comment reconnaître pour le vrai Dieu un dieu qui n’aurait jamais montré sa tendresse et sa fidélité ? D’ailleurs, les analepses bibliques du Magnificat, qui reprennent de nombreux motifs du cantique d’Anne (1 S 2,1-10), renvoient implicitement à cet agir passé. Mais narrativement, l’important est bien que les personnages du récit lucanien aient conscience du lien entre ce qui advient sous leurs yeux et la parole d’antan. Les événements de Lc 1‒2 confirment ainsi la promesse comme prophétie véritable en même temps qu’ils en sont le fruit, mûr et gorgé de louange. Les personnages ne louent donc pas d’abord ni seulement parce qu’ils ont déjà vu la gloire de Dieu et la défaite des ennemis. La louange y est prophétique, car le salut n’y est qu’annoncé. Certes, il y a des signes, mais toujours humbles, faibles, comme un enfant enveloppé de langes, et l’ensemble du peuple reste encore dans l’attente. Louer, c’est donc, comme le montrent le Magnificat et le Benedictus, prophétiser, anticiper, annoncer le salut qui vient grâce aux signes reconnus. Dieu est donc bien ici célébré en toutes ses dimensions : passé, présent et futur. Lc 1‒2 est mémoire, reconnaissance et annonce, appel du futur, celui-là même qu’il va falloir découvrir dans le reste de l’évangile.

Une question demeure, à laquelle nous ne pourrons faire droit qu’avec l’épisode de Nazareth en Lc 4 : si, en Lc 1‒3, les analepses bibliques sont aussi nombreuses, comment se fait-il qu’elles ne se transforment presque jamais ‒ Lc 2,23-24 et 3,4-5 étant des exceptions ‒ en citations explicites, à la manière de Mt 1‒2 ?

Pour continuer l’étude de Lc 1‒2

• Quels traits de Jean-Baptiste et de Jésus sont empruntés aux livres de l’A.T. ? Va-t-on les retrouver dans le reste de l’évangile, et pour quelles raisons ?

• L’ange Gabriel dit à Zacharie (1,13) et à Marie (1,31) comment ils devront nommer leur fils. Pourquoi l’ange ne leur laisse-t-il pas cette initiative ? Y a-t-il des antécédents dans les Écritures ? Comment interpréter cette initiative divine ?

• Les cantiques de Marie et Zacharie empruntent de nombreux motifs au livre des Psaumes. Où est donc la nouveauté ? Et pourquoi ces cantiques renvoient-ils l’un et l’autre aux Écritures, principalement aux promesses ? Qu’est-ce qui est retenu de l’histoire d’Israël, et pour quelles raisons ?

• Le cantique de Marie reprend des motifs du cantique d’Anne (1 S 2,1-10). Pourquoi Luc lui fait-il reprendre ce cantique, alors qu’elle aurait pu louer avec de nombreuses louanges du livre des Psaumes ?

• On aura noté qu’en Lc 1‒2 le récit est au moins deux fois interrompu par des cantiques (ceux de Marie et de Zacharie). Steven P. Weitzman a montré que, dans l’A.T., les récits étaient plusieurs fois interrompus par des prières de louange, lesquelles ont pour fonction de montrer que les personnages du récit sont conscients de l’origine divine des événements vécus et expriment leur adhésion de foi par la louange. Chercher les livres de l’A.T. où il en est ainsi. Voir Steven Weitzman, Song and Story in Biblical Narrative. The History of a Literary Convention in Ancient Israel, Indiana University Press, 1997.