La Bible et le Coran sont deux livres religieux fondamentaux, apparus tous deux au Proche-Orient...

La Bible et le Coran. Ce sont deux livres religieux fondamentaux, apparus tous deux au Proche-Orient. Les communautés qui s’y réfèrent les qualifient de livres sacrés. La symétrie est peut-être trompeuse. Après une présentation de la singularité de chaque ouvrage (Cahiers Évangile n° 173, pp. 70-74), attardons-nous sur la manière dont le Coran, de rédaction plus récente, se réfère à l’ensemble biblique (1)
Par Jean-Louis Déclais, exégète, Oran

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Quand le Coran parle de la Bible

Au début de notre ère, des textes chrétiens s’ajoutèrent aux Écritures juives pour former la Bible chrétienne. Au VIIe siècle, la diffusion du Coran ne reproduira pas la même situation. En effet, le Coran ne s’ajoute pas aux Écritures antérieures, il les remplace. Mais il les connaît et il en parle. L’inverse n’est évidemment pas possible. Des juifs et des chrétiens auront l’occasion de dire ce qu’ils pensent du Coran, mais leurs positions ne font pas partie des Écritures fondatrices.

Le Coran remplace les Écritures antérieures

Comment l’islam s’est-il très vite positionné par rapport à la Bible ? Dans l’abondante littérature des hadiths, on trouve l’histoire suivante. C’est Abdallah ibn Thâbit, un compagnon de Mohammed, qui raconte :

Omar ibn al-Khattâb [futur deuxième calife] vint trouver le prophète et lui dit : « Envoyé de Dieu, je suis allé chez un de mes frères des Quraydha [tribu juive de Médine] et il m’a écrit des passages de la Torah. Veux-tu que je te les montre ? » Alors le visage de l’Envoyé de Dieu changea et je dis à Omar : « Vois-tu le visage de l’Envoyé de Dieu ? » Omar dit alors : « Dieu nous suffit comme Seigneur, l’islam comme religion et Mohammed comme envoyé. » Le prophète retrouva son calme et dit : « Par Celui qui tient ma vie en sa main, si Moïse revenait parmi vous, que vous le suiviez et que vous m’abandonniez, vous seriez dans l’erreur. Vous êtes ma part parmi les nations, et je suis votre part parmi les prophètes. » (hadith rapporté par Ibn Hanbal, Musnad, III, 470-471).

Une variante de ce hadith donne la conclusion suivante : « Par Celui qui tient ma vie en sa main, si Moïse était vivant, il ne pourrait que me suivre ! »

Selon d’autres récits, Omar a bien retenu la leçon. Il est devenu calife et des musulmans lui apportent l’un le livre biblique de Daniel copié à Suse (Perse), d’autres des morceaux choisis de la Bible recopiés chez des juifs de Homs (Syrie). Le calife réagit avec la plus grande sévérité ; l’homme de Suse doit effacer son Daniel avec de l’eau bouillante ; les gens de Homs partent penauds enfouir leurs pages bibliques dans un trou : « Par Dieu ! Nous n’en écrirons jamais plus ! » (cité par Ibn Kathîr, Commentaire de la sourate 12, début).

De tels récits disent que les premiers musulmans étaient curieux de la Bible, c’est-à-dire du discours religieux en place dans les pays d’Orient où ils installaient leur pouvoir ; ils éprouvaient pour elle une certaine attirance. L’islam était une institution nouvelle, ne pouvait-il profiter de ce qu’il trouvait chez les autres ? Mais c’était une tentation, il fallait savoir y résister et ces récits avaient bien pour fonction de vacciner les musulmans contre cette curiosité : « Mohammed nous suffit comme prophète. » Ces choses se disaient au moment de la mise en place du Coran. Il est bon de les avoir en tête en feuilletant les pages de celui-ci.

Le Coran a plusieurs mots pour désigner les Écritures qui l’ont précédé. On ne se demandera pas lesquels sont les plus anciens, le classement chronologique des sourates étant chose très aléatoire. Mais on peut remarquer que certains sont assez vagues et d’autres plus précis.

Plusieurs fois, des opposants récusent le message de l’islam, spécialement l’annonce de la résurrection, en disant : « Tout cela, c’était déjà dans les “Textes des anciens” [asâtîr al-awwalîn] », désignation vague qui peut viser aussi bien la Bible que toute la littérature apocryphe, particulièrement prolixe en matière d’eschatologie. En protestant contre les dires de ces opposants, le Coran affirme du même coup qu’il n’est pas la simple redite de textes connus, mais une véritable nouveauté (sourates 6,25 ; 8,31 ; 15,5 ; 16,24 ; 23,83 ; 27,68 ; 46,17 ; 68,15 ; 83,13).

Ailleurs, on parle de « pages » ou « livrets » (suhuf) : les « premiers livrets » (s. 20,133), les « livrets d’Abraham et de Moïse » (s. 53,36 ; 87,18-19). « Livrets d’Abraham » ne peut guère renvoyer à la Bible, mais plutôt à quelque apocryphe comme le Testament d’Abraham ou l’Apocalypse d’Abraham.

Il y a aussi zabûr (pluriel zubur). Au singulier, le mot désigne les Psaumes de David (s. 4,163 ; 17,55) et la sourate 21 (v. 105) cite même explicitement un passage des Psaumes (Ps 37[36],29) : « Mes serviteurs justes hériteront du pays. » Au pluriel, le mot ne désigne pas un texte précis, mais les Écritures anciennes en général (s. 26,196 ; 54,43), éventuellement associées aux « explications claires » (bayyinât) qui les accompagnaient (s. 16,44) et à un « Livre lumineux » (s. 3,184 ; 35,25).

En d’autres passages, on reconnaît un vocabulaire directement issu de la tradition biblique : la Torah, l’Injîl (ou Évangile) et même le Furqân qui, dans les sourates 2,53 et 21,48, désigne probablement la Mishna qui, disait-on, « faisait la différence » (farq) entre les juifs et les autres utilisateurs de la Bible.

Les mots sont parfois groupés (Torah et Injîl ; Livreet Furqân ; Livre, Sagesse, Torah et Injîl), comme si le texte voulait refléter la pluralité des Écritures. Une fois (s. 9,111), Torah, Injîl et Coran forment une série qui, avec un bel ensemble, promet le paradis aux combattants de la foi. Mais on ne retrouve pas l’articulation fondamentale de la Bible juive en Torah, Prophètes et Écrits (serait-ce que faire des livres « prophétiques » une partie seulement des Écritures n’a pas de sens en islam, tout livre saint devant être entièrement révélé à un prophète ?), ni celle de la Bible chrétienne en Ancien et Nouveau Testaments (parler d’Évangile au singulier, c’est ignorer la réalité du Nouveau Testament, le réduire et le mutiler, car les livrets évangéliques sont quatre et les autres écrits apostoliques sont tout aussi essentiels).

Torah, Évangile, Coran

Bible juive, Bible chrétienne, sans oublier la littérature marginale des apocryphes, il y avait là une complexité difficile à maîtriser pour de nouveaux venus ; et, finalement, une catégorie singulière va englober tout ce pluriel, celle de ahl al-kitâb, les « gens qui ont une Écriture », souvent traduite les « gens du Livre ». L’expression revient une trentaine de fois dans le Coran.

Dans les églises et les monastères, les synagogues et les écoles, l’Écriture est omniprésente, source de la prière, de l’art et de la théologie, prétexte à débats et à controverses. En face, tout au long du Ier siècle de l’islam, une autre Écriture est mise en place, un autre « lectionnaire » (qeryanâ en syriaque, qur’ân en arabe) destiné à nourrir la prière des musulmans et à fournir un langage à leur foi. Dans ce Coran, que dit-on des anciennes Écritures qui sont là depuis longtemps et qui se présentent à la fois comme des modèles et comme des concurrentes ? En gros, on peut formuler les cinq propositions suivantes :

– La Torah et l’Évangile viennent de Dieu qui les a « fait descendre » sur Moïse et sur Jésus (s. 3,3), ce sont donc de bons textes, ils indiquent aux hommes une bonne « direction » (s. 3,3 ; 6,91).

– Chacun correspond à un moment de l’histoire. La Torah a été donnée à Moïse, l’Évangile à Jésus. Avant eux, il y avait Abraham qui fut un croyant authentique sans suivre ni Moïse ni Jésus, sans être ni juif ni chrétien. Ceux qui, comme Mohammed et les siens, entendent se référer directement à lui ne dépendent pas de la Bible des juifs et des chrétiens (s. 3,65-71).

– Torah, Évangile, Coran : dans cette séquence, le suivant confirme le précédent et le précédent annonce le suivant. Jésus confirme la Torah (s. 3,50 ; 61,6) ; le Coran confirme ce qui l’a précédé (s. 3,3). La Torah et l’Évangile annoncent la venue du « prophète issu du paganisme » (s. 7,157), Jésus prédit l’avènement du prophète nommé Ahmed (s. 61,6).

– La Torah et l’Évangile devraient être la source effective du droit chez les juifs et les chrétiens (s. 5,43-47) ; mais ceux-ci n’ont pas été fidèles (s. 5,66-68). Posséder de tels livres et ne pas les mettre en pratique, c’est ressembler à l’âne du bibliothécaire qui porte pour son maître des trésors dont il ignore la valeur (s. 62,5).

– Mal observés, peut-être aussi mal conservés, mal compris, mal lus… De tels soupçons apparaissent en plusieurs endroits (s. 2,78-79 ; 3,78 ; 4,46 ; 5,13.41 ; 6,91). On a là un écho des discussions qui pouvaient opposer les premiers musulmans aux juifs et aux chrétiens, discussions qui portaient sur le texte et sur l’interprétation de celui-ci et qui donneront lieu à l’accusation de falsification des Écritures. De ce fait, le Coran ne vient pas seulement confirmer les Écritures antérieures, il les contrôle et les corrige : « Nous avons fait descendre sur toi le Livre vrai, qui confirme le Livre qui était avant lui et qui le contrôle » (s. 5,48).

Il ne s’agit pas d’un exposé systématique qu’on trouverait tel quel dans le Coran. Celui-ci n’est pas un catéchisme qui fournirait un enseignement organisé avec des chapitres successifs sur Dieu, la Création, la Bible, etc. Ce sont des affirmations ponctuelles, émises dans des situations diverses. Elles continuent de nourrir ce qui se dit habituellement en islam à propos de la Bible.

La langue des Écritures

« Descente venant du [Dieu] Clément et Miséricordieux, Livre aux versets bien distincts pour être un Coran arabe à l’usage de gens qui savent, contenant des bonnes nouvelles et des mises en garde. » Au début de la sourate 41, ces mots sonnent comme un titre. Une dizaine de fois, le Coran affirme son arabité ; et il ne s’agit pas d’un fait accidentel, mais d’un élément essentiel de son identité ; non seulement il est en arabe, mais il dit qu’il l’est et qu’il veut l’être.

Le statut linguistique de la Bible est différent. Elle est d’abord en hébreu, mais elle a intégré quelques pages en araméen ; les juifs d’Alexandrie y ont ajouté quelques ouvrages grecs dont les chrétiens ont hérité, et ceux-ci ont leurs livres propres en grec.

Si la communauté a un projet missionnaire universel, ou si elle se trouve en situation de diaspora, le problème de la traduction se pose inévitablement.

Le judaïsme a très tôt rencontré ce problème. Vers 400 av. J.-C., lors de la promulgation solennelle de la Torah par Esdras (Ne 8), les lecteurs lévites sont en même temps des traducteurs, selon la lecture traditionnelle de Ne 8,8. Dès cette époque, « la Torah était donc déjà traduite », dit le Talmud de Babylone (Meg 2b) ; il s’agit là des targoumin, c’est-à-dire des traductions en araméen qui accompagnaient la lecture biblique à la synagogue quand la pratique de l’hébreu diminua. Page étonnante qui célèbre à la fois la promulgation et la traduction de la Torah. Puis, vers 250, il y eut la traduction en grec, dite des Septante. L’événement fut accueilli d’abord avec joie. Avec leur liberté habituelle, les rabbins exprimaient les uns leur réticence (« Qui a révélé mes secrets à l’humanité ? », reproche une voix céleste), les autres leur satisfaction (« Sans la traduction, je n’aurais pas compris ce passage », dit R. Joseph à propos de Za 12,11 ; voir Genèse Rabba 36,8).

Le christianisme s’est installé d’emblée dans la traduction, ce qu’exprime bien le récit de la Pentecôte. S’étant développé surtout dans un monde hellénisé, il n’a même pas conservé les premiers recueils évangéliques écrits dans la langue de Jésus. Et l’entreprise de traduction ne s’est jamais arrêtée, avec un va-et-vient continuel entre une fidélité littérale à la langue source et une certaine adaptation aux langues cibles et à leur culture. Le concile Vatican II a réaffirmé la nécessité de ce travail : l’Église « se préoccupe que des versions valables et exactes soient écrites en des langues diverses, surtout à partir des textes originaux des Livres saints » (Constitution Dei Verbum, n° 22).

Il n’en va pas de même pour le Coran. Certes, il a été traduit et continue de l’être en de nombreuses langues, d’autant plus que la grande majorité des musulmans ne sont pas arabes. Mais alors, ce n’est plus le Coran, mais un « essai d’interprétation du Coran inimitable ». Au début du XXe siècle, Rachid Rida publia dans le Commentaire du Manâr la fatwa qu’un cheikh d’al-Azhar édicta en riposte à des articles publiés dans le journal du Caire, al-Ahram. En voici la conclusion : « Une traduction littérale du Coran est impossible, car il en résulterait de nombreuses corruptions du texte. Véritable crime contre l’islam et contre ses fidèles, elle est prohibée. Il n’est pas permis de donner à une traduction le nom de Coran ou de Livre de Dieu, ni d’en rien attribuer à Dieu en disant : Dieu s’est exprimé ainsi. Car le Livre de Dieu, son Coran, est arabe dans son texte définitif… Quant à la traduction suivant le sens, qui consisterait en un commentaire de ce qui a besoin d’être commenté, et cela dans une autre langue, elle n’est pas interdite ; il suffit qu’on y respecte les exigences de la Loi religieuse. »

Au début de l’islam, les auteurs des récits biographiques sur Mohammed connaissaient le récit de la Pentecôte chrétienne et prenaient consciemment leurs distances. Quand Mohammed envoya ses compagnons diffuser son message dans le monde entier, disent-ils, il leur demanda de ne pas se diviser comme l’avaient fait les chrétiens. Et pourquoi leur division ? C’est que Jésus avait demandé à Dieu de leur faciliter la tâche et « le lendemain, chacun d’eux parla dans la langue du peuple auquel il était destiné » (2).

Le contenu des Écritures

Textes religieux, la Bible et le Coran parlent évidemment de Dieu, de son projet sur le monde et sur l’humanité, de l’attitude de l’homme vis-à-vis de lui. Mais ce n’est pas sous la forme d’un enseignement systématique, distribué pédagogiquement selon des chapitres progressifs.

La Bible rassemble des textes très variés : codes de lois et réflexions de sagesse, prières et oracles prophétiques, de vastes chroniques historiques, mais aussi un chant d’amour et du courrier communautaire. Ce qui fait leur unité, c’est la communauté qui les reçoit et les lit ; elle y déchiffre son histoire et y découvre son identité, elle y cherche les motifs et les mots de sa foi et de son espérance, les fondements de ses institutions et de ses règles de vie.

De par les circonstances de sa rédaction, le Coran apparaît plus homogène. On y rencontre cependant plusieurs genres littéraires : des oracles brefs et des hymnes, des récitatifs d’instruction et des évocations narratives, des passages législatifs, des textes de combat et des polémiques.

Mais un genre est absent, et c’est une absence éloquente : la chronique historique. On peut dire que l’histoire est la colonne vertébrale de la Bible ; elle a voulu raconter une suite d’événements, classés suivant une chronologie précise depuis la Création du monde jusqu’à la ruine de Jérusalem, puis jusqu’à la refondation de celle-ci après l’Exil ou bien encore jusqu’à l’apparition des premières communautés chrétiennes, en passant par Noé, Abraham, Moïse, David, etc. Les recueils des prophètes sont eux-mêmes situés dans cette chaîne historique. Certes, cette chronique n’est pas le reflet exact des événements ; l’histoire, et surtout la préhistoire, est souvent reconstruite, spécialement pour toute la période qui précède la formation d’un État israélite. Mais l’essentiel, c’est la volonté de raconter une histoire qui se déroule dans le temps, qui prend du temps, et donc la possibilité de s’interroger sans cesse sur le sens de cette histoire.

Le Coran connaît les personnages de l’histoire biblique. Mais il se joue de la chronologie. Ainsi, la sourate 21 énumère Abraham, Loth, Noé, David et Salomon, Job, Ismaël, Idriss (ou Hénoch), Jonas, Zacharie ; la sourate 26 cite Moïse, Abraham, Noé, Houd, Salih, Loth et Chou’aïb. Ce ne sont pas des récits, mais des rappels et des allusions qui viennent illustrer les thèmes d’une prédication intemporelle : le salut dont bénéficient toujours les messagers de Dieu, ou les châtiments qui s’abattent inévitablement sur les peuples désobéissants (cf. s. 21,11). « Tu ne trouveras pas de changement dans la coutume de Dieu », dit le Coran (s. 33,62). Le tragique biblique naît du constat inverse : « Je le dis, mon mal vient de là : la droite du Très Haut a changé ! » (Ps 77[76],11).

Passer en revue la façon dont le Coran réécrit les pages de la Bible dépasserait les limites de ce texte. D’autant plus qu’il faudrait aussi entendre les premiers musulmans raconter les Histoires des prophètes. Un simple exemple suffira : le Coran fait souvent allusion au début de la Genèse, la Création du monde en six jours ; mais il sait faire entendre sa différence en contestant que l’homme ait été créé à l’image de Dieu (s. 82,8) et que le Créateur ait été fatigué au point de devoir observer un sabbat (s. 50,38).

Être attentif à tous ces détails, c’est entrer dans un débat. Mais à quoi serviraient ces textes s’ils ne permettaient pas aux hommes de prendre la parole et de débattre librement ?

© Jean-Louis Desclais, Cahier Évangile n° 174, La Judée au temps de Jésus, p. 79-84. 

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(1) Rappel : une première version de ce texte est parue dans la revue Chemins de Dialogue n° 36, 2010.

(2) Cf. Jean-Louis Déclais, « La mission musulmane et le miracle des langues », dans « Le récit de la Pentecôte », Supplément aux Cahiers Évangile n° 124, 2003, pp. 65-68.