Il est naturel d’établir une symétrie entre la Bible et le Coran. Ce sont deux livres religieux fondamentaux, apparus dans la même région du monde, le Proche-Orient... On se demandera ici d’où ils viennent, ce qu’ils contiennent et comment ils sont organisés...

Il est naturel d’établir une symétrie entre la Bible et le Coran. Ce sont deux livres religieux fondamentaux, apparus dans la même région du monde, le Proche-Orient. Leur contenu est apparenté. Les communautés qui s’y réfèrent les qualifient de livres sacrés, inspirés, célestes. C’est pourquoi les musulmans disent volontiers que judaïsme, christianisme et islam sont des « religions du Livre », prolongeant ainsi le Coran qui appelle les juifs et les chrétiens ahl al-kitâb, « ceux qui détiennent le Livre ». Mais il s’agit d’une symétrie peut-être trompeuse. D’ailleurs, dans les comparaisons, les différences sont souvent plus instructives que les ressemblances ; ce sont elles qui font ressortir l’identité de chacun. Plutôt que de regarder avec vénération deux livres fermés, on se demandera d’où ils viennent, ce qu’ils contiennent et comment ils sont organisés (1).

Par Jean-Louis Déclais
Exégète, Oran

Deux livres singuliers

La Bible et le Coran… Un tel énoncé apparaît vite déséquilibré et les phrases qu’on essaierait d’écrire seraient souvent en porte-à-faux. C’est la faute d’un singulier intempestif.

La Bible, une réalité plurielle

Il n’est pas juste en effet de dire la Bible. Certes, dans leur communauté, les fidèles en reçoivent une. Mais sur le marché de l’édition, ils ont le choix entre plusieurs : il y a la Bible juive et il ya celle des chrétiens, pour laquelle il faut parfois préciser s’il s’agit d’une édition catholique ou protestante.

De plus, juive ou chrétienne, chaque Bible est une réalité plurielle, une collection de livres plutôt qu’un livre, une collection de biblia plutôt qu’un biblion.

Comment le pluriel neutre grec ta biblia est-il devenu le féminin singulier latin Biblia ? Deux causes ont joué :

• Comme les rouleaux étaient des objets peu maniables, on devait en utiliser beaucoup. L’ensemble de la Bible juive exigeait plus de vingt-cinq rouleaux. Dans les premiers siècles de notre ère, la technique du codex remplaça celle du rouleau (volumen) ; il s’agit de feuilles ou de cahiers reliés comme nos livres actuels ; c’est beaucoup plus maniable ; on peut écrire sur les deux côtés de chaque feuille. Désormais, tous les textes bibliques pouvaient tenir ensemble ; les biblia devenaient un seul objet, une Bible.

• Par ailleurs, les lecteurs juifs et chrétiens étaient convaincus que, malgré leur diversité, tous les écrits de leur canon scripturaire constituaient un ensemble cohérent, à l’intérieur duquel les pages se répondaient les unes aux autres selon des règles que les prédicateurs de la Synagogue et de l’Église s’appliquaient à découvrir (cf. Lc 24,44-45).

Le Coran, un livre sacré

En revanche, si le mot Bible n’est pas biblique, le mot Qur’ân est bien coranique. Il apparaît soixante-dix fois dans le Coran, parfois avec la valeur d’un nom commun signifiant « lecture, proclamation » (par ex., Coran 17,78 ; 75,17), mais souvent avec celle d’un nom propre désignant un Livre sacré qui prend place à la suite de la Torah et de l’Évangile, autrement dit de la Bible des juifs et de celle des chrétiens.

En conclusion, les écrivains bibliques (les poètes des Psaumes, les sages auteurs de Job et de Qohélet, etc.) ne savaient pas que leur travail contribuait à la formation d’une « Bible ». Mais ceux qui travaillaient aux sourates avaient conscience de produire un « Coran », composé certes de nombreuses sourates indépendantes les unes des autres (elles ne sont pas des chapitres qu’il faudrait lire à la suite), mais présenté d’emblée comme un objet unifié (2).

Il y a là une différence significative, qui nous amène à examiner quel rapport la Bible et le Coran entretiennent chacun pour leur part avec le temps, au double sens de la durée et de la date :

• Combien de temps a-t-il fallu pour composer respectivement les Bibles et le Coran ?

• Que s’est-il passé pendant la période qui sépare la canonisation de la Bible et la publication du Coran ?

Le temps de l’écriture

La tradition synagogale attribuait chaque livre biblique à des écrivains faisant autorité. À Moïse, la Torah ; à David, les Psaumes ; à Salomon, les Écrits de sagesse ; à chaque prophète, le livre qui porte son nom ; etc. Le temps supposé de l’écriture biblique couvre ainsi plusieurs siècles. Pour la critique historique, l’attribution est souvent fictive mais la composition s’étend sur plus d’un demi-millénaire pour la Bible juive (3) et de presque un millénaire pour la Bible chrétienne.

La tradition musulmane estime que les sourates du Coran contiennent les oracles prononcés par Mohammed pendant une vingtaine d’années, entre 610 et 632, puis rassemblés et mis en forme par les soins des califes Omar et Othmân. Là aussi, le travail de l’historien modifie les affirmations confessionnelles : la rédaction du texte coranique s’est poursuivie pendant quelques décennies après la mort de Mohammed et, sous ‘Abd-al-Malik (685-705), le texte de référence du Coran est établi pour l’essentiel.

Il importe de donner tout son poids à cette constatation : la Bible est le fruit d’un travail qui s’est prolongé pendant des siècles alors que le Coran a été composé en un laps de temps beaucoup plus resserré. Ce n’est pas seulement une donnée chronologique ; cela dit quelque chose sur la nature de chaque recueil.

Dans la Bible, on perçoit quelque chose qui germe lentement, qui se cherche un chemin, qui revient et qui repart ; d’un livre à l’autre, les textes se répondent et parfois n’hésitent pas à se contester, ce qui ne manque pas de déconcerter certains lecteurs.

Le Coran n’interpelle pas son auditoire de la même manière. Certes, on y trouve des différences de style (les sourates longues du début ne ressemblent pas aux sourates brèves de la fin), des différences de situation (l’exégèse traditionnelle s’attache par exemple à distinguer ce qui aurait été prononcé à La Mecque avant 622 et à Médine après l’hégire), des différences de statut juridique (les juristes font valoir qu’un verset peut en abroger un autre supposé antérieur). Mais le message est toujours le même : Dieu est unique, il est le créateur de l’univers et le juge de l’humanité – qu’il soit transmis par Noé, Houd, Sâlih, Moïse ou Mohammed –, en sorte qu’on a pu parler d’un « mono-prophétisme » de l’islam.

Des siècles qui ont compté

Pendant les siècles qui s’écoulent entre la constitution du canon des Bibles juive et chrétienne (en gros, entre le Ier et le IVe siècle de notre ère) et la naissance de l’islam, le monde a profondément changé. Politiquement, l’Empire romain a basculé vers l’Orient, Constantinople est devenue la nouvelle Rome.

Au Ier siècle, le judaïsme était une diaspora dont le particularisme était reconnu et qui affirmait son identité en se tournant vers Jérusalem. Maintenant, l’esplanade du Temple est, depuis l’an 70, un terrain vague ; le judaïsme s’est reconstitué comme un réseau de synagogues et d’écoles dans lesquelles on ne se lasse pas de lire et de commenter. En plus de la Bible, le judaïsme possède maintenant toute une littérature qui fait autorité. La Bible a été traduite et paraphrasée en araméen (targums), enrichie de commentaires à visée juridique ou narrative (le midrash). La jurisprudence communautaire a été codifiée (mishna), puis commentée (les talmuds ; le Talmud de Jérusalem date du IVe siècle, le Talmud de Babylone, plus complet, du VIe siècle). On le voit, ce que le judaïsme aime appeler la « Loi orale » est devenu un immense corpus écrit, bien en place à la naissance de l’islam. 

Séparées du judaïsme, les communautés chrétiennes n’avaient pas d’existence légale. En quelques siècles, elles ont obligé les autorités impériales à accorder au christianisme le statut de religion permise (313) ; en 391, avec Théodose, il devient religion d’État. Du point de vue social au moins, être chrétien ne signifie pas la même chose en 95 et en 400.

À l’occasion de crises internes dont certaines ont laissé des traces durables dans la situation des Églises au VIIe siècle et, éventuellement, dans le texte du Coran, le christianisme a précisé ses positions théologiques. On pense en particulier à la crise christologique des IVe et Ve siècles. Quel en était l’enjeu ? Il ne s’agissait pas de savoir si le Christ pouvait être dit « Fils de Dieu » ou non ; ce titre lui est donné dans le Nouveau Testament, il était donc acceptable par tous. Mais où situer ce Fils dans l’échelle des êtres ? Au sommet de la création, comme la première des créatures ? Ou bien avec le Créateur, faisant un seul être avec lui ? En bref, créé ou incréé ? Autrement dit, Dieu entre-t-il lui-même en communication avec l’humanité ? Ou bien lui envoie-t-il un messager, fût-ce la plus noble des créatures ?

Ce n’est pas ici le lieu de raconter les tenants et aboutissants de cette crise. Retenons ceci qui concerne notre sujet :

• Elle a obligé l’Église à préciser sa pensée et son langage concernant la relation entre Dieu et l’homme, tout ce qu’évoquent les mots de Trinité et d’Incarnation; au VIIe siècle, c’est devenu une affaire ancienne, mais le texte coranique reprend les mots des antiques querelles trinitaires et christologiques (cf. 4,171 ; 5,17.73), parfois de façon étrange comme en 5,116 où on évoque une triade divine qui serait composée de Dieu, du Messie et de sa mère.

• Elle a provoqué des schismes qui se sont durablement installés en Orient où des orthodoxies rivales ont chacune leur territoire et leurs fidèles ; le Coran ne manque pas de relever le fait (3,19 ;5,14 ; 42,14) et il adjure la communauté musulmane de préserver son unité (3,103-105 ; 30,32).

• L’islam connaîtra une crise analogue au IXe siècle. Tous les musulmans affirmaient que le Coran est« parole de Dieu », mais quel sens fallait-il donner à ces mots ? Pour les uns, le texte coranique est apparu au cours du temps, il fait partie des réalités créées ; il est dit parole de Dieu en ce sens que Dieu l’a créé directement, à la différence d’autres paroles qui sont œuvres des hommes. Pour les autres, il est manifestation dans le temps de la Parole incréée et éternelle de Dieu. Les califes abbassides voulurent d’abord imposer la première position avant d’officialiser la seconde. « Non pas créé » : dans la théologie chrétienne, cela concerne la figure du Christ ; dans la théologie musulmane, cela s’applique au texte du Coran. Là encore, Bible et Coran n’occupent pas des positions symétriques. Le rôle que joue le Christ chez les uns (à savoir la révélation parfaite de Dieu) est tenu par le Coran chez les autres (4).

Aux marges de l’orthodoxie

L’étiquette générale « littérature apocryphe »recouvre de nombreux écrits, divers par le style et la provenance, fleurissant à partir du IIe siècle de notre ère (5). Ils faisaient partie de la culture vivante et alimentaient les débats d’actualité à l’intérieur ou aux franges de l’Église, léguant des idées et des images à la mémoire des générations suivantes. C’est ainsi que le miracle des oiseaux attribué à Jésus par quelques évangiles apocryphes est mentionné par le Coran (3,49 ; 5,110) au même titre que les miracles de guérison connus par les évangiles canoniques.

Signalons ici un récit peut-être moins connu : le Roman pseudo-clémentin. Il montre comment pouvaient réagir des lecteurs embarrassés par la complexité des textes bibliques ; il a émis des idées qui circulaient encore au moment de la naissance de l’islam.

Clément est une personnalité de l’Église de Rome à la fin du Ier siècle. Au IIIe siècle, un auteur judéo-chrétien fit de lui le héros d’un véritable roman : déçu par la philosophie, le jeune Clément qui se croit sans famille part à la recherche de la vérité ; à Césarée, il rencontre l’apôtre Pierre qui passe de ville en ville pour réfuter Simon, figure du faux prophète et père de toutes les hérésies (cf. Ac 8,9) ; il reçoit ainsi son enseignement et, chemin faisant, il retrouvera les membres de sa famille. Le roman nous est parvenu sous deux formes : en grec sous le nom d’Homélies, en latin sous le nom de Reconnaissances.

Clément raconte comment Pierre l’a alerté sur le problème des « fausses péricopes », c’est-à-dire des passages introduits dans le texte biblique par des scribes mal intentionnés. Sont ici visés les anthropomorphismes qui parlent de Dieu à la façon humaine, lui attribuant des ignorances, des faiblesses, des soucis, des passions, ainsi que les  récits qui calomnient les « justes » en parlant par exemple du péché d’Adam, de l’ivresse de Noé, de la polygamie d’Abraham et de Jacob, du meurtre commis par Moïse. Ces passages, dit Pierre, ont été interpolés sous l’influence du Mauvais ; les âmes droites ne se laissent pas égarer, car elles suivent l’enseignement du Vrai Prophète dont Pierre est l’interprète ; Simon se base sur ce genre de textes pour répandre ses erreurs, mais Pierre ne peut pas reconnaître publiquement devant lui que ce sont des textes inauthentiques, cela ruinerait totalement la confiance du peuple dans la Bible ; il doit donc agir avec prudence et traiter les textes comme un changeur compétent qui sait distinguer la monnaie authentique et la fausse.

La figure du Vrai Prophète dont il est ici question constitue un avatar des prophètes bibliques. Il s’agit d’un personnage qui traverse les siècles sous des noms différents (il est successivement Adam, Noé, Abraham, Moïse et enfin Jésus) pour rappeler inlassablement la même doctrine toujours oubliée : le Dieu unique, créateur et juge au dernier Jour. Nous retrouvons ici ce que nous disions plus haut. Constituée sur une longue période, la Bible présente des matériaux et des points de vue divers, situation inconfortable pour celui qui cherche un enseignement catégorique, une doctrine clairement élaborée, le résumé d’un catéchisme. Avant d’ouvrir les Écritures, les auteurs du roman clémentin savent ce qu’ils veulent trouver ; pris dans l’urgence de la controverse avec les « simoniens », ils n’ont peut-être ni le temps ni le goût de s’embarquer pour une longue traversée à la quête du sens.

Ce sont des idées du IIIe siècle, exprimées d’abord en grec. Mais les Homélies furent traduites en syriaque et se sont donc répandues dans le christianisme oriental. Jugées sévèrement par les représentants de l’orthodoxie, ces idées étaient disponibles dans la culture religieuse de l’époque. Elles ont trouvé place dans l’islam qui fait de la chaîne des prophètes un élément essentiel de son système religieux (sourate 2,136) et qui soupçonne les Écritures antérieures d’avoir été altérées (5,13 ; 7,162).

On comprend ainsi que les textes bibliques et le Coran ne sont pas contemporains. Ils n’appartiennent pas vraiment au même monde. À les comparer sans tenir compte des siècles qui les séparent, on risque de mettre en place de fausses symétries et de multiplier les à-peu-près.

(Pour lire la suite de cet article cliquer ici)

 

© Jean-Louis Déclais Cahier Évangile n° 173, Pour lire l’Évangile selon saint Luc, pp. 70-74
______________

(1) Une première version de ce texte est parue dans la revue Chemins de Dialogue n° 36, 2010.

(2) Certes plusieurs arrangements du Coran ont circulé avant qu’un texte soit imposé par les autorités ; mais les auteurs de ces codex concurrents (Ibn Mas‘ûd,Ubayy, Abû Mûsâ) avaient bien l’intention de présenter ce qui était pour chacun d’eux le « Coran ». Cf. A.-L. de Prémare, Aux origines du Coran. Questions d’hier, approches d’aujourd’hui, Éd. Téraèdre, 2004, pp. 76-77.

(3) Voir, par exemple, Olivier Artus, « Le Pentateuque, histoire et théologie », Cahiers Évangile n° 156, 2011, pp. 30-51.

(4) Voir Jean-Louis Déclais, « Le Coran : une parole créée ou incréée ? », dans « La figure de la Sagesse. Proverbes 8 », Supplément aux Cahiers Évangile n° 120, 2002, pp. 32-34.

(5) Voir Jean-Marc Prieur, « Les écrits apocryphes chrétiens», Cahiers Évangile n° 148, 2009, et Rémi Gounelle et collaborateurs, « Lire dans le texte les apocryphes chrétiens », Supplément aux Cahiers Évangile n° 148, 2009.