Le passage où, pour la première fois, Pierre cite l’Écriture permet quelques observations (Ac 1, 13-26)

Si Luc tisse son récit d’allusions scripturaires, c’est dans les discours des quinze premiers chapitres des Actes que l'on trouve surtout des citations en bonne et due forme : cinq dans le discours de Pierre à la Pentecôte (Ac 2), cinq dans le discours d’Étienne (Ac 7) et six dans le discours de Paul à Antioche de Pisidie (Ac 13). Le passage où, pour la première fois, Pierre cite l’Écriture permet déjà un certain nombre d’observations (Ac 1, 13-26).

“ Frères, il fallait que soit accomplie l'Écriture dans laquelle l’Esprit saint, par la bouche de David, a parlé d'avance de Judas […] il est écrit dans le livre des Psaumes :… ”. La citation est constituée de deux phrases prises dans deux psaumes différents (importance du “ et ” qui les distingue et les relie). La fin tragique de Judas d’une part et la nécessité de son remplacement d’autre part sont interprétées par Pierre en termes d’accomplissement.

Présent du salut, mots du passé
Un petit détour par l'évangile s'impose ici. À la différence du narrateur matthéen, Luc ne s'autorise pas à commenter les événements qu’il raconte à l'aide de citations accompagnées de formules d'accomplissement. On ne trouve pas chez lui une phrase du style : “ Cela est arrivé pour que s’accomplisse ce qu’a dit le prophète… ” (cf. Mt 21, 4). Cependant, selon Jean-Noël Aletti, “ dans le récit de la vie de Jésus et unifiées par lui, les Écritures se donnent à lire ”. D’une part l’écriture lucanienne – et cela est valable pour le livre des Actes – est nourrie du vocabulaire et du style de la Bible grecque, la Septante : “ Luc montre ainsi que le présent du salut peut (en partie) s’écrire avec les mots du passé ” ; d’autre part les citations faites par Jésus ou les allusions du narrateur “ sont autant de traces d’une assomption concrète du passé dans le vécu du salut ”. “ Le lecteur qui doit vérifier la solidité du message à tous les niveaux n'a donc pas besoin de sortir du récit, d'aller vers un ailleurs : le vocabulaire et le fil du récit transpirent de ce passé biblique qui ressuscite dans la discrétion des signifiants. ” (Jean Noël Aletti, Raconter Jésus Christ, Paris, Le Seuil, 1989, p. 231)

Un principe herméneutique
Lorsqu’il y en a, les formules d'accomplissement sont le fait non du narrateur, mais de Jésus (Lc 4, 21 ; 18, 31 ; 21, 22 ; 22, 37). La fin de l'évangile dévoile au lecteur le principe herméneutique mis en œuvre au fil du récit. En Lc 24, 25-27, sur le chemin d’Emmaüs, Jésus ressuscité se montre à la fois exégète et sujet de l’exégèse. L’appel aux Écritures a pour fonction de le comprendre, lui. Dans sa bouche, les Écritures sont énoncées comme prophétie – Moïse lui-même est considéré, semble-t-il, comme le premier des prophètes – en attente d’une réalisation qui s’est paradoxalement effectuée sur la Croix. Dit d’une autre manière, la croix qu’interprète la prophétie marque la fin de la prophétie. En Lc 24, 44-48, aux Onze, Jésus énonce à nouveau le même principe : “ il fallait que s'accomplisse tout ce qui est écrit à mon sujet dans la Loi de Moïse, dans les Prophètes et dans les Psaumes ”.

À l’école des apôtres
Ce principe repéré, le lecteur reste pourtant sur sa faim. Grâce aux informations reçues en Lc 1-2 il en savait plus sur Jésus – Fils de David, Fils de Dieu, Sauveur, Christ, Seigneur – que les personnages du récit, en particulier les disciples. Mais Lc 24 opère un renversement. En effet, qui connaît la teneur exacte des leçons que les Onze ou les disciples d'Emmaüs ont reçues ? Puisque Lc précise que Jésus “ leur ouvrit l'intelligence pour pénétrer les Écritures ” (v. 45), le lecteur n'a plus d'autre choix que de se mettre à l'école des apôtres pour recevoir cet enseignement. Comme le remarque Jean-Noël Aletti, “ le lecteur ne connaît l'exégèse de Jésus et la façon dont il faut lire les Écritures, comme prophéties de son destin paradoxal, que par les Apôtres. Leur exégèse, dans le livre des Actes, reste l'unique témoin de celle du Ressuscité : dès lors, la proclamation de l'Évangile et l'exégèse chrétienne deviennent inextricablement liées – les premières annonces des Actes sont toutes des leçons d'exégèse. ”(Jean Noël Aletti, op. cit., p. 196-197)

L’histoire des témoins et le dessein divin
Revenons maintenant à Ac 1, 16-20. Commençant par une formule d'accomplissement, la première prise de parole de Pierre est bien une “ leçon d’exégèse ” sur un événement lié à la Passion de Jésus mais qui concerne aussi – et c’est la nouveauté – l’histoire des témoins du Ressuscité. La double citation permet de faire le passage de l’agir du Christ (évoqué en creux par le destin de Judas) aux actions de ses apôtres. Dans les deux cas, il y va d’une nécessité (“ il fallait que ”) qui n’est pas de l’ordre d’un bon vouloir humain mais d’un dessein divin : la place désertée doit rester déserte (appel au Ps 69, 26) mais la charge doit être reprise (appel au Ps 109, 8). Peut-on ajouter que le fait de citer des psaumes – même s’ils ont valeur prophétique – est en osmose avec le cadre narratif ? L’intervention de Pierre se déroule en effet sur fond de prière (Ac 1, 14.24).


© Philippe Léonard et Gérard Billon, SBEV / Éd. du Cerf, Cahier Évangile n° 128 (juin 2004), "Relectures des Actes des Apôtres", (p. 31-32)