Le témoignage de Justin est particulièrement précieux, car cet apologiste écrit vers le milieu du IIe s....

Au milieu du IIe s., nous trouvons deux témoignages littéraires sur des disciples de Jésus qui n’ont pas rompu avec les pratiques juives. Ces témoignages sont d’autant plus intéressants qu’ils sont de nature différente. Le premier se trouve dans le “Dialogue avec Tryphon”, uvre de Justin, un Père de l’Église ; le second provient des “Reconnaissances” du Pseudo-Clément I,27-71, document émanant des milieux judéo-chrétiens.

Le témoignage de Justin est particulièrement précieux, car cet apologiste écrit vers le milieu du IIe s. Originaire de Naplouse, venu à la foi chrétienne à l’âge adulte, il séjourna plusieurs années à Rome où il ouvrit une école. Il fut décapité dans cette ville en 165. Quoique d’origine païenne, il connaît fort bien le monde juif, comme le manifeste le Dialogue avec Tryphon, écho littéraire de discussions qu’il aurait eu avec des rabbins au sujet de l’interprétation de la tradition d’Israël.

Foi au Christ et Loi mosaïque
Aux chapitres 46 et 47 du Dialogue, Tryphon, l’interlocuteur juif de Justin, interroge ce dernier sur la compatibilité ou l’antagonisme entre la foi au Christ et la pratique de la Loi de Moïse dans l’espérance du salut. En évoquant quelques figures de l’histoire d’Israël, Justin montre tout d’abord que les commandements, tout en étant parole de Dieu, comportent un aspect accidentel, à savoir la dureté de cur.

Deux types de Juifs croyants

Mais Tryphon renouvelle sa question et, dans sa réponse, Justin opère alors des distinctions qui mettent en évidence des sensibilités différentes. Ainsi, une personne qui croit que Jésus est le Christ et lui obéit, sera sauvée si elle observe les prescriptions mosaïques et à condition qu’elle ne cherche pas à imposer les commandements à ceux des '' nations '' (les païens) qui viennent au Christ. Justin n’a aucune peine à reconnaître ces Juifs croyants comme des frères, même s’il sait que d’autres chrétiens ont un point de vue différent, et n’acceptent pas de fréquenter les Juifs croyants qui pratiquent les commandements.

Par contre il n’est pas question pour Justin de frayer avec les Juifs '' qui disent qu’ils croient au Christ '' et veulent imposer aux nations les commandements mosaïques.

Ainsi apparaissent deux groupes différents parmi les judéo-chrétiens. Tous n’accordent pas la même valeur à la Loi ; les uns ne l’imposent pas aux païens et le salut se réalise pour eux par le seul Jésus Christ ; les autres, au contraire, considèrent la pratique de la Loi comme un élément indispensable en vue du salut – ce que, bien sûr, Justin n’admet pas.

Les croyants issus des nations et la Loi

Après avoir examiné deux comportements différents parmi les Juifs qui croient au Christ, et noté des réactions diverses à leur sujet parmi les autres chrétiens, Justin en vient à '' ceux des nations ''. L’apologiste distingue parmi eux deux groupes. Le premier comprend des païens qui continuent de confesser le Christ de Dieu, tout en s’étant laissé persuader par des croyants d’origine juive de suivre la Loi ; selon Justin ils pourront être sauvés. L’autre groupe est formé de personnes qui sont venues à la foi au Christ mais qui, plus tard, se sont mises à vivre selon la Loi et à nier que Jésus soit le Christ : à moins de se repentir, elles ne seront pas sauvées.

Justin, chrétien d’origine païenne, est donc le témoin d’un temps et d’une région où les Juifs croyants, à condition qu’ils n’imposent pas leurs pratiques aux nations, peuvent vivre les commandements de la Loi mosaïque sans que cela introduise une discrimination à leur égard. Cependant l’attitude ouverte de Justin ne fait pas l’unanimité. Une ligne de fracture se manifeste donc au sein de la '' grande Église '' vis-à-vis des judéo-chrétiens, même les plus '' orthodoxes '', mais aucun nom particulier ne distingue alors ces Juifs fidèles au Christ.

Cependant, selon Justin, certains Juifs croyants sont dans la ligne des judaïsants que Paul dénonce dans l’Épître aux Galates sous le terme de '' faux frères ''. La confession du salut par le seul Jésus Christ apparaît alors comme la pierre de touche pour évaluer la véritable pensée des personnes tenant à la Loi mosaïque. Justin refuse de faire de ces gens des frères.

Le propos de Justin sur l’attitude des nations vis-à-vis de la Loi, est à relever avec attention. En effet, selon celui-ci, les personnes qui, dans la communauté chrétienne, peuvent être conduites à pratiquer la Loi ne sont pas uniquement d’origine juive, il peut s’en trouver parmi les païens. Là encore, la pierre de touche pour porter un jugement à leur égard est, en ce cas, la confession christologique.

La préexistence du Christ
Le chapitre 48 du Dialogue avec Tryphon – chapitre qui suit la mise au point sur les différentes attitudes qu’engendrent les rapports entre la foi au Christ de Dieu et la pratique de la Loi –, est également intéressant pour notre propos. Dans ce chapitre, Justin ne vise plus les chrétiens d’origine juive avec lesquels il peut fraterniser, mais un groupe qui, tout en reconnaissant Jésus comme Christ, nie sa divinité.

L’affirmation de la divinité de Jésus et de sa préexistence apparaît insensée à Tryphon. Tout en reconnaissant le caractère paradoxal du propos chrétien, Justin propose de distinguer deux questions : la messianité de Jésus et la question de sa préexistence. D’ailleurs, certains parmi les Juifs ont accepté la messianité de Jésus, mais sans confesser sa préexistence. Ils considèrent donc Jésus comme un homme : '' Car il en est, amis, de votre race, qui reconnaissent qu’il est Christ tout en déclarant qu’il fut homme entre les hommes. Je ne suis pas de leur avis, et un très grand nombre qui pensent comme moi ne consentiraient pas à le dire ''. Justin évoque ici ceux que, un peu plus tard, les Pères désigneront sous le nom d’ébionites, du moins ceux d’entre eux qui ne croient pas à la préexistence du Christ, sans toutefois refuser sa messianité. Justin offre un nouveau facteur de discernement : celui de la préexistence de Jésus confessé comme Messie. Il ne suffit pas de reconnaître en Jésus le Messie, il faut aussi confesser sa préexistence.


© Jean-Pierre Lémonon, SBEV / Éd. du Cerf, Cahier Évangile n° 135 (mars 2006) "Les judéo-chrétiens : des témoins oubliés",  p. 13-16.