Le vocabulaire de la diaconie désigne toujours le service de celui qui transmet à quelqu’un ou à un groupe un bien qui lui vient d’un autre...
Dans le grec classique et héllénistique
En Grèce continentale, l’époque « classique » s’étend principalement du VIe au IVe siècle av. J.-C. La culture issue de l’empire d’Alexandre le Grand (mort en 323 av. J.-C.), en Méditerranée et Proche-Orient ancien, est dite « hellénistique ».
Relativement peu fréquente dans le grec classique, puis dans le grec hellénistique, la famille des mots de la « diaconie » (diakoneô, diakonia, diakonos) est suffisamment bien représentée pour que son sens soit assuré.
Il s’agit essentiellement du service de quelqu’un qui joue le rôle d’intermédiaire : chez Platon, un premier emploi en République III, 371c évoque le service des commerçants qui se chargent de vendre au marché les produits d’un agriculteur ou d’un artisan. Dans le Politique 290c, il s’agit de la divination, comme service de celui qui interprète les oracles des dieux pour les hommes. Tant chez les poètes tragiques que chez Thucydide (Guerre du Péloponnèse I, 133), le terme diakonos désigne le messager qui transmet une nouvelle.
Dans l’épigraphie hellénistique enfin ces termes désignent le service d’un messager, mais plus souvent encore le service du temple et des dieux.
Une étymologie peu claire
En ce qui concerne l’étymologie de ces termes, le Dictionnaire étymologique de la langue grecque de P. Chantraine (nve éd. 1999) les rapproche d’un thème mycénien *kono, sur lequel seraient formés les verbes diakoneô et egkoneô, signifiant respectivement « servir » et « se hâter ». Le préverbe dia- pourrait signifier « de tous côtés », ou « complètement ».
Mais l’éventail des emplois permet, semble-t-il, de préciser un peu : d’une façon ou d’une autre il s’agit de jouer un rôle d’intermédiaire, de faire passer quelque chose d’une personne à une autre. Le sens de dia- est alors celui d’une traversée menée à son terme.
Messager ou interprète, intermédiaire entre les hommes et les divinités, le diakonos est celui qui transmet quelque chose qui ne lui appartient pas et qui est le plus souvent de l’ordre oral : qu’il s’agisse de la nourriture ou du message.
Dans la Septante
À partir du IIIe siècle av. J.-C., à l’époque hellénistique, commence la traduction grecque des Écritures dite des Septante. Des œuvres juives sont écrites directement en grec ; certaines sont passées dans les bibles orthodoxes et catholiques.
La Septante n’utilise le vocabulaire de la diaconie que très rarement et dans des textes datant des alentours de 100 av. J.-C. : dans le livre d’Esther, il s’agit des serviteurs du roi Artaxerxès (1,10 ; 2,2 ; 6,3.5). Les termes correspondants en hébreu sont Na’aR et SHaRaT ; le premier livre des Maccabées emploie le terme diakonia en 11,58 pour désigner un service de table offert au nouveau grand prêtre Jonathan.
Familles de mots connexes
Il est intéressant de distinguer le vocabulaire de la diakonia d’autres familles de mots qui touchent les divers aspects du service dans le grec profane et que l’on retrouve dans la Septante et dans le N.T.
La famille de douleuô, « servir comme esclave », est extrêmement répandue ; le sens premier qui est celui de l’institution sociale de l’esclavage, n’est jamais très éloigné. Mais les emplois métaphoriques ne sont pas rares, surtout lorsqu’il s’agit du service de Dieu. C’est ainsi que dans le « deutéro-Isaïe », Jacob-Israël et le prophète serviteur sont désignés par tant par doulos (Is 48,20 ; 49,3) que par païs (Is 41,8.9 ; 42,1 ; 43,10 ; 44,1.21 ; 45,4 ; 50,10 ; 52,13).
Le verbe latreuô (auquel il faut ajouter quelques occurrences du nom latreia) se spécialise : alors qu’il s’appliquait à toutes sortes de services dans le grec classique, il désigne exclusivement dans la Septante le service cultuel, service de Dieu (ou des dieux) ; la divinité est le complément constant du verbe. Les emplois se trouvent notamment dans les livres de l’Exode (« et vous servirez Dieu sur cette montagne » Ex 3,12 + 18x) et du Deutéronome (« Là-bas, vous servirez des dieux autres » + 24x), on le trouve aussi chez Josué (19x) et dans le livre des Juges (9x). Ailleurs le terme est surtout présent dans le livre de Daniel (8x).
La famille de leitourgeô quitte le domaine du service public qui était le sien dans la cité grecque pour se cantonner essentiellement dans celui du culte (voir cependant Si 8,8 où elle désigne le service des grands). Elle est très présente dans la seconde partie de l’Exode à propos du service de la Tente (Ex 28,35 + 9x), dans les Nombres (service du sanctuaire, notamment attribué aux fils d’Aaron ; 42x ), dans le livre de Joël et dans les derniers chapitres d’Ézéchiel (13x).
Par contre la famille de therapeuô reste peu représentée ; comme à l’époque classique, elle hésite entre le service des dieux et celui des personnes, désignant notamment les soins de type médicaux. C’est ainsi qu’elle apparaît dans les livres d’Esther où il s’agit du service du roi (Est 1,2 + 5x), de Tobit où le verbe désigne aussi bien le service de l’autel (Tb 1,7) que celui de la santé (Tb 12,3), et dans les livres sapientiaux où le soin médical (Sg 16,12) voisine avec le service des grands et de la Sagesse.
Dans le Nouveau Testament
Au 1er siècle de notre ère, le N.T. utilise plus largement le vocabulaire de la diaconie, et la diversité des emplois élargit les possibilités ouvertes dans le grec classique, tout en restant conforme à l’analyse que nous avons faite du service d’un « intermédiaire ».
Il faut noter aussi que le N.T. n’emploie le verbe therapeuô que dans le sens de la guérison. Le vocabulaire de la leitourgia n’est pas fréquent, mais chez Paul il est souvent lié à la diaconie ; un lien se dessine même parfois entre la diaconie et la « latrie » (le culte). Enfin, dans les évangiles comme chez Paul, la famille de diakoneô semble parfois entrer en concurrence avec le vocabulaire du service/esclavage, la famille de douleuô.
Dans les évangiles
Dans les évangiles le verbe diakoneô, « servir » prédomine (Mt 5x , Mc 4x, Lc 8x, Jn 3x) tandis que l’adjectif substantivé diakonos et le nom diakonia sont rares (diakonia 1x en Lc 10,40 ; diakonos 3x chez Matthieu, 2x chez Marc, 3x chez Jean). On envisage toujours l’action, et les formes nominales elles-mêmes ne définissent que rarement une fonction (Jn 2,5.9).
Le verbe désigne fréquemment le service de la table : voir les récits de la guérison de la belle-mère de Pierre (« et elle le[s] servait » Mt 8,15 / Mc 1,31 / Lc 4,39), de la visite chez Marthe et Marie (Lc 10,40, voir aussi Jn 12,2) ; voir aussi la mention des serviteurs du vin aux noces de Cana (Jn 2,5), des femmes qui suivaient Jésus pour le servir (Mt 27,55 ; Mc 15,41) ainsi que les paraboles lucaniennes du service (Lc 12,37 ; 17,8). Il s’agit généralement de servir Jésus lui-même.
La tonalité est plus liturgique dans les récits de tentation au désert : « et les anges le servaient » (Mt 4,11 ; Mc 1,13) – quoique le service de la table ne soit pas exclu.
Enfin le logion célèbre de Mc 10,45 (// Mt 20,28) déployé en Lc 22,26-27, applique le service à l’action de Jésus auprès de ses disciples : « Le Fils de l’homme est venu non pas pour être servi [diakonèthènai], mais pour servir [diakonèsai] et donner sa vie en rançon pour la multitude. » Le service prend alors la figure du don de la vie livrée pour autrui.
La comparaison avec d’autres noms désignant les serviteurs est instructive. À côté de diakonos, on trouve parfois le terme hupèretès, et plus rarement encore oiketès. Le terme hupèretès est à peu près exclusivement réservé aux serviteurs des grands-prêtres et éventuellement des membres du Sanhédrin ; il apparaît surtout dans le contexte de la Passion et désigne des hommes de main, qui ne sont pas des esclaves (Mt 26,58 et // ; Jn 7,32.45 ; 18,3.12 etc.).
Mais on observe aussi un phénomène particulier : la convergence des emplois de diakoneô/diakonos et de doulos. En Lc 17,7-9, la parabole concerne la relation d’un esclave (doulos) et de son maître, mais il s’agit du service de la table, ce qui amène logiquement le maître à dire : diakonei moi (« sers-moi », v. 8). La situation est plus douteuse en Marc 10,43-45 : le logion pose en effet le paradoxe deux fois répété d’un renversement des places : « Celui qui veut être grand parmi vous, il sera votre serviteur [diakonos], et celui qui veut être premier parmi vous, il sera esclave [doulos] de tous » (v. 43-44). Même si on admet au v. 45 que la forme verbale diakoneô convenait mieux que douleuô pour exprimer le service qui se donne sans rien retenir, force est de constater l’équivalence des deux adjectifs substantivés diakonos et doulos aux v. 43-44.
La nouveauté paulinienne
En fait c’est le corpus paulinien qui donne à la diaconie ses lettres de noblesse chrétiennes. Dans la mouvance de l’apôtre, différents corpus tendront à préciser et à spécialiser les emplois de cette famille de mots.
Chez Paul, le sens prédominant reste celui d’une action ; la diaconie n’est jamais une institution. Mais les formes nominales diakonia, diakonos prennent de plus en plus d’importance et d’autonomie. Si la diakonia a toujours besoin d’être qualifiée et définie pour trouver un contenu et une application particulière, l’adjectif substantivé diakonos tend ici ou là à désigner non plus une action mais une fonction.
Une première série d’emplois très caractéristique de l’écriture paulinienne concerne la collecte : en 2 Co 8 et 9, comme en Rm 15,25 et 31, la collecte est désignée comme une diakonia ; mais ce vocabulaire voisine avec celui de la « liturgie » (leitourgia), de l’action de grâce (eukharistia) (2 Co 9,11-12), de la confession de foi (homologia) et de la communion (koinônia ; 2 Co 9,13) – et l’image du « culte » (avec le verbe latreuô) n’est pas loin ; à l’arrière-plan, c’est bien le culte spirituel rendu à Dieu qui prend la figure de la collecte, et le service, fût-il des tables ou de la Parole, participe de ce culte (voir p. 00-00 notre lecture de 2 Co 8.9).
Paul en outre utilise le terme diakonos pour définir l’apôtre et sa mission : « Qu’est-ce donc qu’Apollôs ? Qu’est-ce que Paul ? Des serviteurs par lesquels vous avez cru » (1 Co 3,5).
En 2 Co 3, il évoquera plus longuement le « service de la nouvelle alliance » (3,6 ; 4,1), opposant « le service de la justice ou de l’esprit » au « service de la condamnation » (3,8-9). L’Église des Corinthiens est comparée à une lettre « dont le service est assuré » par les apôtres (3,3). Le service ou ministère apostolique est aussi appelé en 2 Co 5,18 « service de la réconciliation ».
Le terme reste très général puisqu’il désigne l’action des apôtres et d’abord l’annonce de l’Évangile comme nouvelle alliance et offre gracieuse de pardon et de réconciliation ; il n’est guère plus précis lorsqu’il évoque le rassemblement et la constitution d’un groupe chrétien.
En 1 Co 12, Paul évoque la diversité des dons faits aux Corinthiens rassemblés en Église. Trois termes apparaissent sans être jamais précisés ni hiérarchisés : les dons de la grâce (kharismata), les services (diakoniai), les effectuations (energèmata) (v. 4-6). Dans l’énumération des dons qui suit, aucun n’est rapporté plus précisément à la diaconie, et l’ensemble du propos implique un refus net de toute institutionnalisation.
Les Églises dans la mouvance paulinienne
Pourtant le terme diakonos prendra progressivement le sens de « serviteur de la parole » « serviteur de la Bonne Nouvelle » (Ep 3,7), dont le modèle est Paul lui-même, devenu figure exemplaire en Colossiens et Éphésiens (Col 1,23.25 ; Ep 3,7). Mais, tandis que Paul pouvait se présenter aux Philippiens et aux Romains comme « esclave » (doulos) du Christ, ses successeurs abandonneront une expression socialement trop connotée.
Dès lors, à la suite de Paul, de Tychique, d’Épaphras et d’autres, se dessine une catégorie de « serviteurs » de la communauté, les diakonoi, dont les lettres Pastorales précisent les qualités (1 Tm 3,8.12). Ils deviendront peu après chez Ignace d’Antioche (mort en 107 ou 113) des collaborateurs proches de l’ « épiscope », distinct du presbyterium (Lettres aux Magnésiens II et aux Tralliens III, 1). Et nous n’oublierons pas que Paul avait souligné la collaboration précieuse d’une femme, Phoebé, serviteur (diakonos) de l’Église de Cenchrées (Rm 16,1).
Les Actes des apôtres montrent un glissement sensible du service de la table au service de la Parole. Le serviteur se fait messager et annonciateur de la Bonne Nouvelle. Le chap. 6 est, de ce point de vue, exemplaire. La querelle s’élève parce que les veuves du groupe des Hellénistes sont négligées dans « le service des tables », que les Douze ne peuvent pas assurer (Ac 6,1-2). On nommera donc sept hommes à cet effet, pour que les Douze puissent se consacrer au « service de la Parole » (Ac 6,4). Et si, par la suite, en 11,29, la « diaconie » envisagée est celle d’une collecte pour soutenir les croyants de Jérusalem menacés par une grave famine (11,29), dans les derniers chapitres du livre le vocabulaire du service ne sera plus utilisé que pour désigner l’annonce de l’Évangile et la prédication (Ac 20,24 ; 21,19).
Conclusion : « serveur » et « passeur »
Au terme de ce rapide passage en revue, il semble que le vocabulaire de la diaconie désigne toujours le service de celui qui transmet à quelqu’un ou à un groupe un bien qui lui vient d’un autre : les produits de la table qui restaurent, la puissance de la Parole qui remet debout, la Bonne Nouvelle qui fait vivre.
L’accent est mis sur le don de soi au service des autres, si bien que le vocabulaire de la diaconie croise celui de l’esclavage (douleuô, doulos), notamment lorsqu’il s’agit de désigner la suite du Christ serviteur.
Dans les premiers écrits chrétiens, les termes de la diaconie s’appliquent au ministère apostolique, mais ils ne désignent pas une fonction spécifique ; c’est l’ensemble des besoins d’une Église, c’est-à-dire de la vie d’un groupe chrétien, qui exige de la diaconie. Il faudra deux générations au moins pour que le terme se spécifie et commence lentement à caractériser une fonction, dont les traits, par ailleurs, resteront extrêmement flous.
En croisant le milieu de la restauration et celui de l’informatique, C. Perrot disait que le diakonos est un « serveur » ; avec C. Theobald, on peut dire aussi qu’il est un « passeur ». Il est celui à travers lequel (dia) passe la proclamation et la proposition de foi : « des serviteurs à travers lesquels vous avez cru » (1 Co 3,5). Il s’efface devant la source du don, comme devant son destinataire ; par là il exprime quelque chose de l’abaissement du Christ, et avoisine les champs du témoignage comme du culte.
© Roselyne Dupont-Roc, SBEV / Éd. du Cerf, Cahier Évangile n° 159 (mars 2012), "Diakonia. Le service dans la Bible" (collectif), p. 14-18)