Il y a deux parcours figuratifs intelligibles par leur juxtaposition : le parcours d'en bas et le parcours d'en haut...

Analyse figurative
L'examen de la structure narrative a permis d'attirer l'attention sur la complexité de la sanction, sur ies interprétations de la vérité des choses, des faits et gestes. Mais avant d'y revenir, il convient d'envisager l'opposition figurative entre le haut et le bas, qui fait de la fabrication du veau d'or et du dialogue de Moise avec YHWH deux parcours figuratifs intelligibles par leur juxtaposition. Il y a le parcours d'en bas et le parcours d'en haut.

En bas, on fait bloc autour d'un manque qu'on veut combler. On veut voir ici et maintenant une représentation d'un objet de jouissance qui comble ce manque. Matériellement la forme en est assurée par Aaron. Ainsi est fabriqué le veau d'or.

En haut, lieu de l'altérité, la parole circule entre YHWH et son serviteur Moise. On se parle de ceux qu'on aime. Colère et miséricorde s'y entrecroisent pour un travail de vérité. L'Écriture n'y est pas un objet de jouissance : elle vise à susciter chez un destinataire absent le désir d'une rencontre avec Celui d'où vient cette Écriture.

Ainsi le veau d'or est fait pour être vu, et l'Écriture est donnée pour être lue.

La figure de la colère

Elle traverse les deux parcours figuratifs que nous avons décrits. La colère est attribut d'abord de Dieu en haut, puis de Moise en bas.

Un bon dictionnaire signale que la colère est un déversement intense d'énergie d'un point vers un autre. Elle sous-entend toujours que celui qui est objet de la colère n'a pas respecté une parole, un engagement, et que la colère a pour but de faire disparaître ce désordre. Si, sans aucun intermédiaire, Dieu exerçait sa colère, aucun homme n'y résisterait. Aussi passe-t-elle en Moise qui en exercera la fonction sans destruction des destinataires. La colère de Moise rend manifeste à son peuple la gravité de cette affaire du veau d'or.

Mais dans notre passage, deux autres grandes figures frappent le lecteur : celle de la destruction des tables et du veau d'or et celle de l'extermination des trois mille membres du peuple.

La figure de la destruction des tables et du veau d'or

La caractéristique de cette figure est de représenter la destruction simultanée de deux objets.

On pourrait dire qu'en présence l'un de l'autre, ils éclatent. Cela révèlerait leur incompatibilité.

Les tables viennent d'en haut, le veau d'en bas. Les tables ont été écrites par Dieu, le veau a été fondu par des êtres humains. Les tables se donnent à lire, et donc elles sont à interpréter ; le veau se donne à voir ici et maintenant : il apparaît comme une évidence. Les tables sont une promesse d'avenir. Le veau emprisonne dans le passé, constitué qu'il, est de l'or emporté d'Égypte.

Tous ces écarts en présence sont insoutenables. La colère de Moise en témoigne : il détruit ce qui figure cette incompatibilité. Examinons maintenant chacun des deux éléments de la figure.

Les tables. Elles sont écrites des deux côtés, et le texte insiste : " de ce côté-ci et de œ côté-là ". Une écriture à l'avers et une à l'envers. Quand Dieu écrit, c'est des deux côtés. Ce type d'écriture n’est pas accessible pour le peuple. Nous, humains, ne voyons qu’une chose à la fois, par exemple que Dieu est miséricordieux ou qu'il est redoutable. Cet élément figuratif est repris dans le livre de l'Apocalypse en ce qui concerne un livre scellé, que seul l'Agneau peut ouvrir (Ap 5, 1-5). Ces tables, en l'état, ne peuvent pas être utiles au peuple. Moïse en gravera plus tard d'autres de sa propre main dans le cadre d'une alliance.

Le veau d'or. Le veau est l'aboutissement de tout un parcours. Les Hébreux portaient à leurs oreilles (qui évoquent une question d'écoute) les anneaux d'or emportés d'Égypte. Sur l'ordre d'Aaron, les anneaux sont rassemblés, puis fondus en une seule masse. Un veau est alors façonné. Ce que chacun portait sur soi est pris en masse et exposé devant le peuple. Moïse n'annulera pas purement et simplement l'opération en refaçonnant des anneaux. Il ne se débarrassera pas non plus de l'or. Il le redonnera à chacun sous la forme d'une boisson : une potion une cure... Ainsi l'or pénètre dans la chair. Il n'est plus accessible pour une nouvelle fonte. Il est mis à sa juste place, refoulé dans les profondeurs de l'être humain. On ne peut s'en débarrasser : il fait partie de l'humain. Mais il ne doit ni compromettre l'écoute, ni tromper le regard.

En fabriquant un veau d'or, Aaron a fabriqué de la religion à bon compte. Une religion qui met en forme les rêves et les détresses des humains. Elle métamorphose les rêves en objets et elle exorcise les détresses. Mais ce faisant, cette religion masque l'attente de Dieu, difficilement supportable quand celle-ci dure (Moïse tardait à descendre de la montagne). Moïse ne détruira pas la source de la religion, ici figurée par Aaron, mais dans sa parole, il lui en fera entendre les limites.

Recevoir avec patience. Dans les célébrations, les humains aspirent à avoir quelque chose devant eux qui les dispense de la veille et de la patience.

Le dialogue entre Moïse et Aaron permet d'entendre que la fabrication du veau d'or, en fait, n’est pas un travail : cela se fait tout seul dès que le manque s'installe dans la durée. Or tous les humains se trouvent en manque. Donc, d'une façon ou d'une autre, il y a toujours des veaux d'or et des leaders pour se mettre à l'honneur et organiser la vie sociale à partir d'eux.

Ces veaux d'or font écran au don de " l'écriture originelle " de Dieu. Alors c'est sous la forme d'une écriture médiatisée - écrite de la main de Moïse - qu'elle nous arrive. De fait, le livre de l'Exode développe ce long parcours d'une écriture médiatisée : il remet en scène, au chapitre 34, Moïse gravant lui-même une seconde écriture. Peut-être pouvons-nous interpréter le travail de la réception de cette seconde écriture comme l'entretien en nous du désir de la première.


© Cécile Turiot, SBEV / Éd. du Cerf, Cahier Évangile n° 139 (mars 2007), ""Lectures figuratives de la Bible",  p. 30-32..