Beaucoup réduisent le "Sermon sur la Montagne" aux seules "Béatitudes" qui l'introduisent, lesquelles ne constituent pourtant qu'un élément de ce "texte-phare" de l'Évangile de Matthieu...

La simple mention de l'expression « Sermon sur la Montagne » suscite l'attention et l'intérêt des chrétiens, même si beaucoup ne sauraient préciser quelque peu le contenu de ces trois chapitres de l'Évangile de Matthieu. Tous pensent d'abord aux béatitudes et beaucoup identifient pratiquement le Sermon sur la Montagne avec ce célèbre passage qui inaugure le discours de Jésus, proposant la voie du bonheur. Plusieurs peuvent nommer, comme composante du discours, le précepte de l'amour des ennemis et l'une ou l'autre phrase eles antithèses. Certains connaissent aussi la règle d'or. D'aucuns, par ailleurs, sont surpris d'apprendre que le Notre Père figure dans le Sermon.

La fascination qu'exerce le Sermon sur la Montagne est de tous les temps. Saint Augustin, qui a été le premier auteur à en rédiger un commentaire, y voyait « l'abrégé de tout l'Évangile », et Bossuet, le « premier et plus puissant discours de Jésus ». Le retour à ce grand texte a marqué toutes les époques de renouveau dans l'Eglise. Aucun passage de l'Écriture n'a été aussi abondamment commenté au cours des âges.

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Texte fascinant que le Sermon sur la Montagne, mais aussi texte déroutant. On se sent tout à la fois attiré et heurté par le caractère radical et absolu de son contenu: les invitations à ne pas résister au méchant à aimer ses ennemis, à ne pas juger, à devenir parfait comme le Père céleste, à entrer par la porte étroite qui mène à la vie. Le style hyperbolique de nombreuses formulations déroute également. Qui n'est pas demeuré perplexe devant les appels à "tendre aussi l'autre joue" face à celui qui le gifle, à "couper sa main droite et la jeter loin de soi", ou à "ne pas s'inquiéter pour le lendemain ?

Faut-il voir dans ce discours un condensé de l'éthique chrétienne, comme on n'a cessé de le suggérer au cours des siècles ? Mais ne s'agit-il pas plutôt d'une noble utopie que peu de chrétiens peuvent vivre vraiment ? La tradition populaire reflète sans doute assez bien tout à la fois la proximité et la distance de ce texte en identifiant la vie chrétienne pleinement vécue, qu'on reconnaît chez les saints, avec une vie conforme aux exigences du Sermon sur la Montagne.

Plus on lit et médite le Sermon sur la Montagne, plus on perçoit qu'il contient des trésors insoupçonnés. On devient moins étonné, alors, de découvrir qu'il a prêté à de multiples interprétations, tant pour sa signification comme ensemble que pour celle de plusieurs de ses parties. Si certaines lectures paraissent mal fondées, d'autres manifestent que cette grande charte du Royaume est appelée à être comprise et vécue à toutes les époques et dans toutes les situations sociales et culturelles; chacune met en valeur des aspects de ses richesses de sens sans que celles-ci ne soient jamais épuisées. L'origine transcendante du Sermon ne serait-elle pas l'explication que celui-ci échappera toujours à une interprétation qui se voudrait totale et définitive ?

L'objectif de ce Cahier ne peut être que modeste: introduire à une lecture éclairée; expliquer les termes dans leur contexte historique et littéraire pour mieux permettre au texte de parler à l'intelligence et au cœur; baliser certaines avenues et faire voir l'impasse à laquelle d'autres risquent de conduire; en somme, idéalement, proposer des explications qui faciliteront une meilleure écoute du texte entendu comme Parole adressée aux personnes que nous sommes. Au bout du compte, c'est en se laissant éclairer et interpeller par la Parole de Jésus en Mt, en la recevant et la vivant dans la foi, que chacun pourra progressivement pénétrer le mystère de cet enseignement du Ma^'tre qui, il faut le reconnaître, demeurera toujours au-delà de notre pleine compréhension.

La majeure partie de ce Cahier consistera en une lecture continue du texte, divisé par sections. Mais pour bien faire cette lecture, il est nécessaire dé considérer d'abord la composition littéraire du discours, son architecture, et sa fonction dans l'Évangile matthéen. L'analyse du texte sera suivie d'un bref parcours des principales manières de lire le Sermon sur la Montagne dans notre histoire ecclésiale. A partir des questions majeures que, à la lumière de notre passé, nous pouvons adresser au texte aujourd'hui, nous tenterons de tracer quelques traits qui caractérisent l'existence chrétienne selon le Sermon sur la Montagne.

L'étude portera sur le discours qui se lit dans Matthieu. Une version plus brève, appelée parfois « Sermon dans la Plaine », se rencontre dans l'Évangile de Luc (6,20-49). Il sera souvent fait référence à cette version de Luc, pour marquer les ressemblances et les différences significatives entre les deux textes.

Sans délaisser la question des sources et des niveaux de rédaction du discours, l'attention se portera surtout sur le texte tel qu'il se donne à lire dans son état final, canonique, transmis dans nos Bibles. On sera particulièrement attentif au fait que le Sermon sur la Montagne constitue un tout dont les parties s'éclairent mutuellement et demandent d'être mises en rapport avec d'autres éléments de cet ensemble plus vaste que constitue l'Évangile de Matthieu.

© Marcel Dumais, SBEV / Éd du Cerf, Cahier Évangile n° 94 (Décembre 1995), « Le Sermon sur la Montagne (Mt 5 – 7) », p. 5-6.