Le schisme marque une des grandes étapes de l'histoire d'Israël...

Davantage peut-être que d'autres ensembles, ce passage concernant le schisme (1) est difficile à délimiter. En principe, « le schisme politique et religieux » qui en constitue l’objet rapporté au chapitre 12 est comme confirme par le chapitre 13. Mais outre que ces deux chapitres sont très différents, on peut se demander s'il n'y a pas plus normalement un ensemble qui aurait pour objet central Jéroboam lui-même. En ce cas, et malgré la formule conclusive sur le règne de Salomon (1 R 11,41-43), on pourrait voir un ensemble entre 11, 26 et 14,20, voire 14,31 de façon à inclure le rival de Jéroboam, Roboam. Nous laissons donc ici le choix au lecteur. Mais dans la mesure où le schisme marque une des grandes étapes de l'histoire d'Israël nous maintenons ici l'isolement des chapitres 12 et 13.

Une simplicité apparente

À s'en tenir au seul événement du schisme, le chapitre 12 est simple et clair: un nouveau souverain, Roboam, appelé à succéder normalement à son père. Salomon, se heurte au mécontentement de ses sujets. Paraissant leur prêter d'abord une oreille attentive, il se laisse pourtant circonvenir par son entourage préférant, au « conseil des anciens » d'entendre les doléances de son peuple, celui de « jeunes gens, ses compagnons d'enfance » qui lui demandent de renchérir dans l'oppression.

Jéroboam, qui était resté en exil jusqu'à la mort de Salomon (1 R 11,40), revient et se présente même devant le nouveau roi, dans l'idée sans doute de se rendre compte par lui-même à qui il aurait affaire (1 R 12,2-3,12). La maladresse de Roboam autant que l'ambition de Jéroboam devaient faire le reste : « Lorsque tout Israël apprit que Jéroboam était revenu, ils l'appelèrent à l'assemblée et ils le firent roi sur tout Israël; il n'y eut pour se rallier à la maison de David que la seule tribu de Juda » (1 R 12,20).

Dans l'immédiat il n'y eut pas de guerre entre les deux royaumes rivaux, même si l'envie n'en manqua pas à Roboam. Le récit nous laisse clairement entendre que c'est sur le conseil pressant d'un « homme de Dieu, Shemaya, que Roboam renonça à son dessein et donc pour des raisons religieuses. On peut penser également qu'il était sage, pour un royaume et pour un roi très affaiblis, de ne pas entrer en lutte avec un adversaire nettement plus fort...

Curieusement, mais logiquement, la faiblesse de Jéroboam pouvait venir de la situation religieuse de son nouveau royaume coupé de Jérusalem et du Temple. Il « se dit en lui-même : si ce peuple continue dé monter au Temple de Yahvé à Jérusalem pour offrir des sacrifices, le cœur du peuple reviendra à son seigneur, Roboam, roi de Juda, et on me tuera » (1 R12, 27). Aussi, en vertu du très simple principe selon lequel on ne détruit bien que ce qu'on remplace, il décide d'instaurer un autre culte en un autre lieu avec prêtres, sacrifices et calendrier de fêtes...

Mais à partir de là un certain nombre de questions se posent en raison des incohérences du récit, dont il faut essayer de rendre compte.

Si nous reprenons les choses depuis leur début c'est-à-dire depuis les maladresses inaugurales du règne de Roboam (1 R 12, 8-15a), nous découvrons son rival, Jéroboam, sous un jour plutôt sympathique, véritable justicier, même si on peut penser qu'il a su profiter d'un profond mouvement de mécontentement. Dans l'opinion du lecteur comme de l'historien le jugement semble donc pencher en sa faveur, d'autant plus que les signes de relecture de l'histoire avec « explications » des événements ne peuvent que justifier une telle inclination; ainsi, comme nous l'avons vu, « l’homme de Dieu, Shemaya, exhorte-t-il Roboam à ne pas entrer en guerre contre Jéroboam et le royaume d’Israël car « cet événement », le schisme, « vient de Yahvé » (1 R 12, 24b).

D'autre part, à la fin de l'ensemble précédent, alors que Jéroboam dut s'exiler pour échapper à la mort dont le menace Salomon, il lui est clairement signifié par la voix du prophète Ahiyya de Silo qu'il règnera un jour sur « les dix tribus » d’Israël et que Yahvé sera avec lui et lui construira une maison stable... (1 R 11, 29-39).

Tout semble basculer avec sa décision d'instituer un nouveau culte dans son royaume afin de détourner son peuple du Temple de Jérusalem.

À lire le récit dans son ensemble (1 R 12,26-33) les choses paraissent simples : Jéroboam aurait détourné son peuple non seulement du Temple de Jérusalem mais de Yahvé lui-même en lui proposant la vénération... de deux veaux d'or ! Cependant une lecture plus attentive faite en écho de l'ensemble du chapitre 13 et surtout de sa finale (13,33-34) montre que les choses sont plus complexes.

Commençons par cette finale où le rédacteur apprécie ainsi les choses : « Jéroboam ne se convertit pas de sa mauvaise conduite, mais il continua d'instituer prêtres des hauts lieux des gens pris du commun: à qui le voulait il donnait l'investiture pour devenir prêtre des hauts lieux ». Il n'est question ici ni de l'érection de veaux d'or ni de l'institution d'une religion explicitement idolâtre. Le rédacteur retient la seule faute de l'institution de prêtres « pris du commun » et n'appartenant donc pas à la tribu sacerdotale de Lévi, ce « qui fit tomber dans le péché la maison de Jéroboam et motiva sa ruine et son extermination de la face de la terre » (1 R 13,34).

Si nous revenons maintenant au récit qui consomme le schisme religieux, nous pouvons aisément faire la part entre deux types de comportements condamnables de la part de Jéroboam, celui où il érige les veaux d'or comme « le dieu qui fait monter [Israël] du pays d'Égypte » et l'institution « des prêtres pris du commun » ainsi que d'une fête « le huitième mois, le quinzième jour du mois, comme la fête qu'on célébrait en Juda », jour où « il monta à l'autel pour offrir le sacrifice » (1 R 12,28-33).

Il semble bien qu'il y ait là deux traditions. L'une, la plus ancienne, dénonce l'abus de pouvoir de la part de Jéroboam créant une classe sacerdotale différente de ceile de Lévi; et par conséquent un culte indépendant du Temple de Jérusalem, sans qu'on puisse le taxer véritablement d'idolâtrie. L'autre tradition, sans doute beaucoup plus récente, relèverait d'une époque où l'institution d'un sacerdoce différent de celui de Lévi, voire un autre lieu de culte que Jérusalem, ne scandalisait plus et où seule l'idolâtrie caractérisée était véritablement un péché.

On retrouvera cette double tradition dans les chapitres 13 et 14. Dans le chapitre 13, comme nous l'avons déjà dit, Jéroboam et sa dynastie ne sont condamnés que pour avoir institué un sacerdoce et d'autres lieux de culte, alors que dans le chapitre 14 il l'est pour avoir également « fabriqué d'autres dieux, des idoles fondues » (14,9).

Nous avons là manifestement des relectures différentes et tardives de l'histoire de Jéroboam dont l'une peut être datée d'après le règne de Josias : celle où Béthel est explicitement évoqué (1 R 13: cf. aussi 12,29a,30b). D'autre part, comme nous l'avons vu, il s'agit aussi de rendre compte de la disparition en 909 de la dynastie de Jéroboam remplacée par celle de Basha (1 R 15,25-30).

L’écriture de l’histoire

Ainsi plusieurs conclusions peuvent être tirées quant à l'écriture de l'histoire.

Nous sommes naturellement ici hors de toute légende et de tout récit à caractère légendaire même si la vérité historique est difficile à établir. La tristesse des événements comme l'ambiguïté des personnages, de Jéroboam surtout, partages entre bonnes et mauvaises actions, nous maintiennent dans le vraisemblable de la complexité humaine qui fait véritablement l'histoire.

Cependant, et davantage que pour l'histoire de David, nous sommes remis dans la tradition du « récit sacré », c'est-à-dire d'une forme de récit où, d'une façon ou d'une autre, Ie jugement de l'historien domine les événements et les hommes au nom d'une conception précise de Dieu, c'est-à-dire d'une théologie. Ici, Jéroboam n'est pas seulement le roi légitimé par la stupidité de son rival Roboam et par l'appel des tribus d'Israël, mais il l'est aussi et surtout par la volonté de Dieu (1 R 12, 24).

Pareillement son péché ne tient pas seulement à des erreurs politiques mais à son infidélité soit par rapport à l'institution sacerdotale soit par rapport au culte de Yahvé à Jérusalem ou ailleurs. Et la fin de sa dynastie, pourtant provoquée par une vulgaire rivalité d'hommes conduits par leur ambition, sera expliquée par son péché au sens moral et théologique du terme (1 R15, 29-30).

Cette relecture de type théologique se trouve renforcée par la présence des prophètes. L’histoire de Saül et de David nous avait déjà familiarisés avec l'intervention de ces hommes. Mais nous avions vu que Samuel comme Natan n'apparaissaient pas toujours comme tels, qu'ils avaient du être « prophétifiés » tardivement et qu'en tout cas l'ensemble des récits les montraient occupant d'autres fonctions très différentes de la fonction prophétique. À partir de maintenant nous avons affaire à des hommes qui, soit sous la dénomination d' « hommes de Dieu » soit sous celle de « prophètes », interviennent exclusivement comme tels et sont toujours considérés ainsi par leurs interlocuteurs comme par les rédacteurs. Et quelle que soit l'origine qu'on puisse donner à l'institution du prophétisme, ces hommes surgissent seuls, dotés d'une autorité reconnue qui peut être redoutable.

À cause de cela et à cause d'eux c'est toute l'histoire ainsi écrite qui prend une autre tonalité à dominante véritablement théologique. Dieu n'intervient plus directement ici dans des manifestations extraordinaires comme dans la Genèse ou l'Exode ou même encore dans le livre des Juges; il intervient par l'intermédiaire de ces hommes considérés comme porteurs de sa parole (1 R 11,31; 12,22-24; 13,1-2 etc.).

© Pierre Gibert, SBEV / Éd du Cerf, Cahier Évangile n° 44 (Mai 1983), « Les livres de Samuel et des Rois. De la légende à l’histoire », p. 40-43.

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(1) Le schisme, cet événement qui marque la rupture de l’unité du peuple de dieu et la formation de deux royaumes distincts pour plus de deux siècles, aurait eu lieu vers 935 av. J.-C.