L'évangile de Matthieu dessine du Règne des cieux une image assez nouvelle par rapport à celle que révèle l'évangile de Marc...

Un passage évangélique provenant d'une source commune à Matthieu et à Luc pourrait favoriser une certaine identification du Royaume avec I'Église. C'est celui dans lequel il est rapporté une parole de Jésus sur Jean Baptiste : "Le plus petit dans le Royaume des cieux est plus grand que lui" (Mt 11,11. Voir Lc 7,28). Cette remarque est effectivement difficile à comprendre, puisqu'elle fait partie d'un logion dans lequel il est aussi affirmé que, "parmi les enfants des femmes, il ne s'en est pas levé de plus grand que Jean le Baptiste." Elle est d'autant plus étrange chez Matthieu que, précisément dans cet évangile, Jean Baptiste tout comme Jésus inaugure sa mission en prêchant la proximité du Règne des cieux (Mt 3,2). Or, l'Église est, de fait, un terrain auquel il n'appartient pas, dans la mesure où il est mort avant sa fondation et n'a pas été lui-même disciple du Christ. Il est resté sur le seuil.

Un autre passage, cette fois-ci propre à Matthieu, établit un lien fort entre Église et Royaume. Il s'agit des paroles adressées par Jésus à Pierre après la confession de Césarée : "Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Église... Je te donnerai les clefs du Royaume des cieux; tout ce que tu lieras sur la terre sera lié aux cieux, tout ce que tu délieras sur la terre sera délié aux cieux" (Mt 16,18-19). En fait, si le texte établit bien un lien entre fondement de l'Église et pouvoir des clefs, il ne s'ensuit pas pour autant qu'Église et Royaume se confondent. L'Église est une réalité terrestre, presque terrienne, fondée sur un roc, Pierre, qui lui donne son assise. Le Royaume, au contraire, est céleste. Le pouvoir de lier et de délier concerne, si l'on en croit l'autre passage où Matthieu utilise la même expression (Mt 18,18), la possibilité pour les chefs de communauté chrétienne de prononcer la réconciliation d'un frère pécheur qui, par son comportement, s'est exclu de l'Église. Des phrases adressées par Jésus à Pierre il ressort alors que les réconciliations qu'il opère dans l'Église ont des effets dans l'ordre du Royaume, mais il y a loin de là à l'identification entre les deux réalités.

Le discours à l'Église (Mt 18) auquel on vient de faire allusion à propos du pouvoir de lier et de délier, le quatrième des grands discours de Matthieu, commence par un dialogue entre Jésus et les disciples dans lequel il est question du Royaume à trois reprises. Voici ce texte :

« À cette heure-là, les disciples s'approchèrent de Jésus et lui dirent : Qui donc est le plus grand dans le Royaume des cieux ? Et appelant un enfant il le plaça au milieu d'eux et dit : Amen, je vous le dis, si vous ne changez et ne devenez comme des enfants, vous n'entrerez pas dans le Royaume des cieux. Celui donc qui se kra petit comme cet enfant, celui-là est le plus grand dans le Royaume des cieux. Et celui qui accueille un enfant comme celui-là en mon nom, c'est moi qu'il accueille » (Mt 18,1-5).

La question posée par les disciples est au présent : "Qui donc est le plus grand dans le Royaume des cieux ?" (v.1). Ce présent a une signification au moins double. Une signification actuelle d'abord: il s'agit de savoir, dans l'aujourd'hui de l'Église, qui se trouve être en situation avantageuse réelle par rapport aux autres membres. Mais à cela se superpose une dimension intemporelle : indépendamment des situations ecclésiales concrètes, qu'est-ce qui, aux yeux de Dieu, place les gens en position d'excellence ?

Les réponses données par Jésus jouent sur la complémentarité du présent et du futur. L'entrée dans le Royaume est à venir (v.3) mais la conversion qui permet d'en bénéficier conversion qui consiste à accepter d'être en position d'infériorité, est une réalité d'aujourd'hui. Accepter cet abaissement est une éventualité exprimée par un futur, pourtant celui qui le fait bénéficie d'un avantage intemporel: c'est fondamentalement que sa situation est la bonne (v.4).

L'Église est le lieu de l'appel au Royaume. Ii serait sans doute exagéré de dire qu'elle en est la manifestation, car la réponse à l'appel peut être négative. C'est ce que révèle l'épisode de la robe nuptiale qui conclut la parabole des invités au festin (Mt 20,11-14). Quant au Royaume, I'analyse qu'on vient de faire montre que la question de savoir s'il est présent ou futur n'a pas vraiment de sens pour Matthieu. L'essentiel n'est pas le moment où il se manifeste, mais le fait qu'il est toujours devant, toujours au-delà, et que le croyant doit vivre en tension vers cette réalité insaisissable.

 

Le texte des béatitudes matthéennes met bien cela en valeur (Mt 5,3-10). Les deux extrêmes, la première et la huitième, disent des pauvres en esprit et de ceux qui sont persécutés pour la justice: " Le Royaume des cieux est à eux"; le verbe est au présent (v.3 et 10). Pour les six intermédiaires (v.4-9), le verbe indiquant les situations bonnes réservées aux doux, à ceux qui pleurent, etc. est au futur. En fait, ces présents et ces futurs n'ont pas de valeur réellement temporelle: ils expriment ce à quoi conduit la pauvreté en esprit la douceur ou les pleurs. La réalisation peut se faire aujourd'hui, demain ou aux temps eschatologiques, peu importe. L'essentiel est de vivre d'une certaine façon; Jésus révèle alors le terme sans donner l'échéance. La certitude de l'aboutissement est plus importante que les circonstances dans lesquelles il advient.

Conclusion

L'évangile de Matthieu dessine du Règne des cieux une image assez nouvelle par rapport à celle que révèle l'évangile de Marc. Plus dégagé des questions d'ordre temporel, le Règne a une dimension éthique claire: c'est aujourd'hui qu'il est à chercher par un comportement conforme à la Tora expliquée par Jésus, quel que soit le moment de sa manifestation ultime.

Depuis le refus d'Israël qui s'exprime avec une particulière dureté dans la scène des offenses au Roi des juifs (Mt 27,27-31), l'Église est le lieu privilégié de l'appel au Royaume. Jésus, affirmant aux Onze "Je suis avec vous tous les jours jusqu'à la fin des temps" (Mt 28,20), continue de lancer cet appel. La période évangélique et le temps de l'Église ne sont pas fondamentalement distincts; c'est toujours le même Seigneur qui s'exprime. De même pour le Règne de Dieu, présent et futur ne comptent pas. Ce qui importe c'est la certitude que le Royaume auquel on est appelé est réel, plus réel que les situations provisoires parfois difficiles par lesquelles le croyant doit passer.

 

© Michel Quesnel, SBEV / Éd du Cerf, Cahier Évangile n° 84 (Juin1993), « Évangile et Règne de Dieu », p. 42-43.