Le récit de Marc qu'on peut considérer dans cet évangile comme le sommet de la Passion, est encadré par le thème de la mort de Jésus...
Le récit de la comparution de Jésus devant le grand sanhédrin de Jérusalem se présente dans les trois premiers évangiles (Jean ignore l'épisode) sous deux formes. Les versions de Marc et de Matthieu, malgré des différences sensibles, sont très proches, car Matthieu réécrit Marc. La version de Luc en revanche, est à part, et si elle dépend de Marc elle le remanie de fond en comble. On ne saurait envisager ici d'offrir au lecteur un commentaire complet de ces récits et l'on se contentera d'en dégager les traits principaux.
Le récit de Marc qu'on peut considérer dans cet évangile comme le sommet de la Passion, est encadré par le thème de la mort de Jésus. Le but de la séance est de « faire mourir » Jésus et le résultat est sa condamnation à « mort ». Ce thème se développe selon la corrélation « chercher-trouver » : les juges cherchent un témoignage « pour faire mourir Jésus »; après un échec (« et ils n'en trouvaient pas » 14,55b), ils finissent par obtenir le résultat convoité et peuvent déclarer que Jésus mérite la « mort » (14,64).
Telle est la dynamique de cette pièce, ainsi divisée en trois parties. La première (14,55-59) décrit la recherche (vaine) du témoignage accusateur. Dans la deuxième (14,60-62) ce témoignage est provoqué et obtenu par le grand prêtre des lèvres mêmes de Jésus. Désormais, et c'est la troisième partie (14,63-64), le tribunal est à même de délibérer puis de porter la condamnation à mort à laquelle la séance est ordonnée dès le début. L'élément unificateur est l'idée de témoignage: les termes de la racine grecque qui l'exprime (martyr-) s'y rencontrent sept fois.
L'accusation sur le Temple (14,58) peut être un écho, incorporé à cette composition, de certaines paroles de Jésus annonçant la fin du sanctuaire (voir Mc 13,2 et parallèles ; Jn 2,19). Sous la plume de Marc, on perçoit facilement dans cette revendication une vérité si on entend la première parole, non au sens d'une destruction matérielle, mais comme la substitution d'un culte à l'autre par la mort de Jésus.
Après ces versets préalables et l'échec qui en résulte, venons-en aux éléments capitaux que constituent la question du grand prêtre ainsi que la réponse de Jésus, celle-ci fournissant au tribunal le grief recherché et lui permettant de condamner Jésus à mort.
L'imposante figure du grand prêtre (toujours anonyme dans Marc) surgit au milieu de l'assemblée et désormais prend l'affaire en main. La première question qu'il pose à Jésus (14,60) n'a d'autre but que de provoquer le silence de l'accusé: Jésus n'obtempère à ce genre d'objurgation que lorsqu'il le juge nécessaire. C'est ce qui a lieu quand le grand prêtre l'interroge de nouveau. Ici la question porte sur un double titre celui de « Messie » ou « Christ » et celui de « Fils de Dieu ». Les deux titres sont donnés à Jésus dans l'évangile. Les deux sont essentiels à la foi chrétienne. Le second élève le premier à un degré qu'il ne possède pas par lui-même.
On peut s'étonner de voir le grand prêtre poser à brûle-pourpoint pareille question. Mais, comme pour celle de Pilate en 15,2, cette question est avant tout requise en raison de.la réponse qui lui est donnée. En fait, cette question est un piège, car son but est d'amener Jésus à décliner les titres qui le condamnent. Car la réponse est affirmative, sans la moindre réserve. Elle se prolonge par deux réminiscences de la Bible, toute deux classiques dans l'argumentation chrétienne primitive. La première est un emprunt au Ps 110,1, cité par Jésus en Mc 12,36, et l'autre rappelle Dn 7,13 ainsi que son utilisation en Mc 13,26. Les deux concernent le « Fils de l'homme », en d'autres termes: Jésus, sa glorification pascale et son retour sur terre à la parousie.
Jésus dit aux sanhédrites « Vous verrez... », car Marc et les chrétiens de son temps pensaient bien que la parousie de tarderait pas (voir Mc 9,1; 13,30) et que le grand conseil juif ainsi que tous les ennemis du Christ feraient à leurs frais l'expérience de son triomphe.
Le geste du grand prêtre déchirant son vêtement pour cause de blasphème ne laisse aucun doute sur le sens de la confession de Jésus. Les titres en eux-mêmes sont acceptables pour un Juif et ne sauraient outrager Dieu. ll en va autrement si ces titres, le second surtout, revêtent sous une plume chrétienne le sens qu'ils ont pour les chrétiens. Dans ce cas, pour un Juif, il y a blasphème. Le grand prêtre et le sanhédrin ne réagissent pas autrement que les scribes de Capharnaüm en Mc 2,7 et que les Juifs en Jn 10,33. Dans tous ces cas, c'est la foi de l'Église qui s'exprime sur les lèvres et à travers les actes de Jésus, et l'opposition qu'elle rencontre, avec l'accusation de blasphème, traduit le débat essentiel qui, du premier siècle à nos jours, oppose les Juifs aux chrétiens. Pour les premiers, on a divinisé un homme !
Mais ici le but est moins de refléter ce débat que d'instruire les lecteurs chrétiens en leur rappelant que Jésus doit mourir en tant que Messie et Fils de Dieu. Car tel est le plan de Dieu et la mission du Christ définis dans les Écritures (Mc 14,49b).
C'est ce plan que réalise le sanhédrin par la condamnation qui tombe à présent sur Jésus. Une délibération a lieu et le conseil prononce à l'unanimité une sentence de mort. Le but est atteint qui était visé dès le début de l'audience (14,55). Jésus lui-même a fourni aux juges le motif de sa condamnation et, par là, contribué à la réalisation de sa propre prophétie. Quant aux juges les voici devenus instruments inconscients d'une carrière qui, par la mort, aboutit à la vie.
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© Simon Légasse, SBEV / Éd du Cerf, Cahier Évangile n° 112 (Juin 2000), « Les récits de la Passion », p. 39-41.